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Religion

Richard Sugarman : « Répondre à l’exigence de justice »

Richard Sugarman est professeur à l’Université du Vermont aux États-Unis. Philosophe, spécialiste renommé d’Emmanuel Levinas, Juif orthodoxe issu d’une famille de Hassidim et de Juifs réformés, conseiller de Bernie Sanders : son profil a de quoi intriguer. Il évoque ici sa relation personnelle avec Levinas et l’influence de sa pensée de l’altérité et de la justice dans la sphère politique.

 

L’Arche : Levinas est, aujourd’hui, aux Etats-Unis, un philosophe célèbre. Comment avez-vous connu son œuvre à une époque où elle était encore peu diffusée dans votre pays ?

Richard Sugarman : J’ai découvert Levinas dans les années 1960 grâce à John Wild qui a joué un rôle décisif dans la réception de Levinas aux Etats-Unis et qui a écrit une introduction remarquable à Totalité et Infini. Dans un travail que j’ai fait alors sous sa direction à l’Université de Yale, j’ai remarqué que Heidegger n’avait pas pris en compte la mort d’autrui. Pour moi, cette omission était au fondement de sa pensée philosophique totalitaire. Wild m’a dit alors « que quelqu’un, en France, a aussi noté ce fait mais lui, il en a apporté la preuve ». Quand je lui ai demandé de qui il s’agissait, il m’a répondu que ni moi, ni personne en Amérique n’avait entendu parler de lui mais qu’il serait connu de tout le monde d’ici la fin du XXe siècle. Les faits lui ont donné raison.

Quand Wild est tombé malade, je lui ai parlé de mon projet d’aller finir mon doctorat à Paris sous la direction de Levinas. Il lui a envoyé une lettre de recommandation à laquelle il a répondu qu’il n’était pas sûr de pouvoir diriger une thèse qui portait sur sa propre philosophie. Wild craignait aussi que je ne trouve pas de travail aux Etats-Unis après avoir passé plusieurs années en France. J’ai donc abandonné mon projet et j’ai obtenu un poste à l’Université du Vermont en 1970. A la demande de Levinas, j’ai traduit en anglais, avec une collègue, un article de Difficile liberté intitulé « Aimer la Torah plus que Dieu ». Cet article, paru en 1979, a suscité beaucoup d’intérêt aux Etats-Unis où Levinas commençait à être connu comme penseur juif.

Vous avez connu Levinas personnellement. Comment l’avez-vous rencontré ?

En octobre 1973, alors que Levinas était professeur invité à l’Université John Hopkins, je suis allé lui rendre visite avec un ami. Mme Levinas et lui nous ont réservé un accueil très chaleureux. Ce que Wild m’avait dit de son humilité était tout à fait vrai mais il ne m’avait pas parlé de son sens de l’humour. Lorsqu’il nous a ouvert la porte, Levinas a vu que nous étions bien plus grands que lui. Il nous a dit en anglais : « Vous êtes déçus, n’est-ce pas ? » C’était l’époque du scandale du Watergate qui a contraint Richard Nixon, alors président des Etats-Unis, à démissionner. Des soi-disant cambrioleurs avaient été arrêtés alors qu’ils s’apprêtaient à poser des écoutes téléphoniques dans l’immeuble qui abritait le siège du parti démocrate. Lorsque nous avons demandé à Levinas la permission d’enregistrer notre conversation, il nous a dit : « Ah, vous n’avez pas entendu parler du Watergate ! ».

Levinas a évoqué le fameux débat entre Heidegger, représentant de la nouvelle philosophie, et Cassirer, héritier de Kant et de la philosophie des Lumières, auquel il avait assisté, dans sa jeunesse, à Davos en 1929. Il regrettait vivement d’avoir « bien campé, trop bien campé » le personnage de Cassirer lors d’une revue que les étudiants avaient jouée en présence des deux philosophes. Il s’était promis de demander pardon à Mme Cassirer s’il se rendait un jour aux Etats-Unis où elle et son époux avaient dû immigrer après la prise du pouvoir par Hitler. A Davos, il avait pris parti, comme bien d’autres, pour Heidegger. « Comment pouvions-nous savoir alors ce qu’il allait devenir ? C’est, malgré tout, un grand penseur mais pas notre ami » – pas l’ami des Juifs – nous dit Levinas. A l’époque du débat de Davos, nul ne pouvait imaginer que Heidegger allait adhérer au nazisme quelques années après.

La relation entre les écrits philosophiques de Levinas et sa pensée juive-talmudique est l’un des aspects les plus fascinants de son œuvre. Elle suscite de vifs débats. Quelle est votre position ?

Lors de notre visite, Levinas a insisté sur le fait qu’il séparait ses textes religieux de ses écrits philosophiques. J’ai compris qu’il voulait être considéré avant tout comme philosophe. Aujourd’hui, alors que je m’apprête à publier un livre sur Levinas et la Bible, je pense que, bien que ses réticences étaient justifiées, ses écrits religieux et philosophiques procèdent d’une seule et même inspiration. Parmi les thèmes juifs abordés par Levinas, je me suis particulièrement intéressé à la figure du Messie. Je ne pensais pas que j’aurai un jour le privilège d’en parler à l’Université hébraïque, lors du colloque que vous avez organisé en 2006 pour célébrer le centenaire de sa naissance.

La relation entre l’éthique et la politique, si cruciale dans l’œuvre de Levinas, est au centre de vos travaux. Vous ne vous êtes pas contenté d’en traiter de manière théorique puisque vous êtes, depuis 2007, conseiller de Bernie Sanders. Vous avez aussi été le conseiller de Joe Lieberman, ancien candidat démocrate à la présidence des États-Unis. En quoi la pensée de Levinas a-t-elle inspiré votre engagement politique ?

En 1968, quand des événements aussi tumultueux que ceux qui avaient alors lieu en France se déroulaient sur les campus des universités américaines, j’ai toujours gardé à l’esprit ce que Levinas dit de la nécessité de répondre à l’exigence de justice plutôt que de l’imposer par la force.

Levinas a exercé sur moi une influence durable que je partage, particulièrement, avec le sénateur Lieberman. Il a lu mes écrits sur Levinas et la Torah qui ont aussi été diffusés auprès d’autres sénateurs qui faisaient partie d’un cercle d’étude dirigé par Bill Dauster, adjoint du représentant du parti démocrate au Sénat. Sanders, dont je suis l’ami depuis quarante ans, a fait, avec Dauster, l’allocution d’ouverture du colloque sur Levinas qui s’est tenu à l’Université du Vermont en mars 2000. Ils y ont traité de la place centrale de la justice dans les affaires politiques. Sanders et moi avons, sans nul doute, des divergences mais il y a un point sur lequel nous sommes entièrement d’accord et je suis sûr que vous avez deviné lequel : Israël.

Pour en savoir davantage sur l’itinéraire et l’œuvre de Richard Sugarman : https://www.uvm.edu/~religion/?Page=sugarman.php