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Cinéma

L’éternel et si ?

L’hommage éperdu de Stéphane Freiss pour une ville qui « donne l’espoir d’un monde meilleur ».

 

Le film 5×2, réalisé par François Ozon en 2004, est un des plus beaux films français contemporains. Il raconte l’histoire à l’envers, en cinq moments, du couple formé par Valeria Bruni Tedeschi et Stéphane Freiss. De la fin de leur histoire, en fracas, à ses débuts, sur la plage d’une rencontre heureuse et des actes manqués qui les séparent. Avec entre les lignes l’éternel « Et si ? » Et si j’avais su saisir ce moment ? Su retenir l’autre dans cet instant, dans ces moments à se créer avant qu’ils ne muent et s’imposent comme des évidences qui déboulonnent, sans états d’âmes, les bornes de la vie de couple posées sur une route.

5×2 pourrait être l’histoire de la relation que nous avons à Paris. Nos souvenirs et nos regrets de ne pas nous être réinventés avec elle, de ne peut-être plus regarder dans la même direction. Car si Renaud chantait que « ce n’est pas l’homme qui prend la mer mais la mer qui prend l’homme », il en est de même pour Paris. Cette ville où il n’est pas si facile de retrouver sa Garance et de lui parler enfin, peut-être pas avec des mots justes, mais déjà avec des mots audibles. Et ne pas avoir la prétention d’attendre paisiblement une Madame Tabard dans une chambre sous les toits d’un appartement de la place Clichy.

C’est justement là, place Clichy, que Stéphane Freiss et Valeria Bruni Tedeschi sont apparus devant moi, un soir de Festival du cinéma israélien en 2006. Ils venaient assister en spectateurs au film d’ouverture : Ushpizin. La salle est comble. Les lumières tamisées annoncent le début du film. Se faufile alors une femme, grande et impressionnante. Elle ne trouve pas de place et je lui cède la mienne. Assis sur les marches, je salue la femme qui me dit merci. Il s’agissait de Ronit Elkabetz. Dix ans plus tard, Stéphane Freiss parle de ce qui l’a marqué chez elle : « Je fais partie des gens qui aimaient la femme et l’artiste ; l’artiste engagée qu’elle a toujours été. Elle donnait l’impression de ne rien faire à la légère. Elle imposait le respect. Autant à celui qui la connaissait qu’à celui qui ne la connaissait pas. En ayant notamment senti que Paris était un partenaire de sa vie d’artiste et d’avoir fait ce qu’il fallait pour tirer le meilleur de sa rencontre avec cette ville. »

En 2006, à la sortie de la séance du festival, Stéphane Freiss et Valeria Bruni Tedeschi convient une quinzaine de personnes à un dîner au Wepler, place Clichy toujours. Ronit est assise en face de moi. C’est à ce moment que je comprends enfin la phrase d’Antoine Doisnel sur ces présences particulières : « Ce n’est pas une femme, mais une apparition. » Ronit Elkabetz a grandi à Paris. Non pas dans sa jeunesse, mais dans son art. En commençant par ses représentations de Martha Graham à l’Espace Rachi.

Car Paris a cette faculté, celle d’appeler les artistes, de les provoquer à en faire partie, de les tutoyer. Et qui sait où ces dialectiques mèneront, entre un artiste et une œuvre, entre une salle et un metteur en scène. Ils viennent de partout, de l’hexagone et d’ailleurs comme Ronit, pour tenter leur chance, dans la ville des arts éternels. Mais tous ne répondent pas au même clairon, à la même ambition. Gabin fut poussé aux Folies Bergères par son père, artiste lui-même, et aurait très bien pu dire comme James Cagney qu’il était devenu acteur parce qu’il avait besoin de trouver un boulot.

Les plus grands destins du cinéma sont souvent issus de ce hasard provoqué par leur présence, remarquée au bon moment par la bonne personne, comme envoyée par cette ville en guise de décor volontaire. Ainsi, un Ventura catcheur, un Delon fan de vélo parti faire la guerre en Indochine, un Belmondo qui fait un bras d’honneur au Conservatoire, une silhouette de Signoret remarquée parmi les promeneurs de café de Flore, un De Funès condamné à écumer les pianos bars avant d’être lancé par Daniel Gélin, lequel relancera aussi la carrière de Gabin. Mais pour d’autres encore, poussés par l’Histoire ou celle que leur pays ne veut plus partager avec eux, ils renaissent sur cette terre de promesse qu’est la France. Stéphane Freiss nous parle du lien familial à la France et l’évolution des promesses faites à Paris.

 

L’Arche : D’où vient votre fort attachement à Paris ?

Stéphane Freiss : Je suis né à Paris. Je suis parisien depuis trois générations. Mon grand-père s’est installé dans le XVIIIe, ma grand-mère ayant grandi à Montmartre aussi, pas celui de la place des Tertres mais plutôt de la porte de la Chapelle. La famille était issue d’Europe Centrale. Comme tous ces gens qui ont été en échec dans leur pays pour des raisons que l’on connaît et sur lesquelles je ne m’étendrais pas plus, et qui ont d’ailleurs souvent été repoussés d’autres pays européens parce qu’on ne les voulait pas, la France a été un pays d’accueil. Toute cette branche exilée a toujours été très reconnaissante pour cet accueil. J’ai été élevé dans le respect et l’admiration de la France. Dans le remerciement à ce qu’elle a été. La manière dont ma famille a pris acte de ce remerciement, c’est de s’y engager pleinement. Devenir Français et honorer ce pays en devenant brillant dans ses choix professionnels. Je suis issu d’une famille qui était modeste jusqu’à mon père. S’élever socialement représentait pour lui et sa génération une manière d’honorer cette promesse de remerciement.

 

Était-ce d’autant plus important pour les générations d’après-guerre ?

On parlait peu de ce qui s’était passé, même pas du tout. Le rapport au judaïsme était une cicatrice qui n’était pas du tout refermée. On se donnait dans la volonté d’intégrer au mieux ce pays et de vivre dans ce qu’il pouvait avoir de plus apaisant et heureux après cette période. Mon père est devenu dentiste puis professeur de chirurgie dentaire. J’ai grandi dans le VIIIe arrondissement, un Paris assez protégé. Ce n’était ni Montmartre ni Saint-Germain. Lorsqu’on naît dans le Quartier latin, on ne peut qu’être curieux. Le VIIIe ne déclenche pas tout à fait la même chose ! J’ai grandi dans un Paris bourgeois et laïc. En découvrant le théâtre et ses scènes excentrées, j’ai aussi découvert des quartiers que je n’aurais peut-être jamais visité… et je me suis rendu compte à quel point cette ville est une des plus belles au monde.

 

La connaissons-nous assez mal finalement, et quelle démarche conseilleriez-vous pour la (re)découvrir ?

On a une ville traversée par un fleuve. On pourrait se servir de Paris pour une scène. Créer du lien entre les rives, les traverser. Je m’étonne qu’on ne l’utilise pas plus. Que la Seine reste juste un charmant parcours pour les bateaux-mouches, sans qu’on aille chercher une occasion de tisser du lien en allant d’un endroit à l’autre. La finalité est de faire en sorte, de manière ludique, curieuse et parfois transgressive, de partir à la rencontre de lieux fermés et qui semblent inaccessibles car ils se sont ghéttoïsés. La culture est le seul rempart contre la barbarie humaine.

 

Vous considérez-vous comme un acteur engagé ?

Pas assez, malheureusement… Mais comment s’engager utilement ? La question se pose comme ça. Bien sûr, dès que je peux, je me sers de l’arme la plus efficace dont dispose l’acteur selon moi : l’émotion. Je me sers de mes personnages pour dire ma rage, ma colère et ma joie aussi : la fiction me semble plus forte et plus percutante que la réalité.