Cet article est paru dans le numéro 657 de l’Arche (octobre 2015). Suite à l’assassinat de Shira Banki, nous tentions non pas de juger mais de comprendre l’évolution de la perception de l’homosexualité dans le judaïsme en France, en Israël et aux Etats-Unis. Comprendre pourquoi la non reconnaissance d’une orientation sexuelle par autrui vient s’ajouter aux difficultés du quotidien à vivre et assumer. Cela, pour des gens qui, même après le massacre d’Orlando, ne sont toujours pas reconnus comme victimes de l’homophobie d’idéologies haineuses, tout comme n’est pas reconnu la dimension antisémite dans certains crimes.
Comme on a pu le constater lors de la dernière Gay Pride à Jérusalem, un couteau guidé par des « voix intérieures » peut tuer. Or, ce qui tue le plus d’homosexuels, et cela depuis bien longtemps, c’est le silence. Celui qu’on impose aux « déviants ». Lorsqu’un adolescent se fait traiter de « sale juif », « sale arabe », « sale noir », « sale blanc »… il peut en parler à ses amis, ses parents et ceux-ci pourront se plaindre et soutenir l’être blessé. Mais lorsqu’on se fait traiter de « sale pédé » ou de « sale lesbienne », vers qui se tourner ? Souvent, l’adolescent s’enferme dans le peu d’espace dont il dispose entre l’insulte et le silence.
Un jour par an, alors que l’homophobie est loin de disparaître, les gays et ceux qui les soutiennent se retrouvent pour parler et chanter un peu plus fort que les silences imposés le reste de l’année. Shira Banki, l’adolescente tuée à Jérusalem, était hétéro et venait simplement soutenir des amis.
Rappelons-le, ce n’est pas parce qu’un juif ultra-orthodoxe a commis cet horrible crime qu’il faut en conclure que religion et homosexualité sont forcément incompatibles. Ni le judaïsme, ni les autres religions n’ont un quelconque monopole en la matière. Prenons le cas de la France. Il aura fallu attendre 1982 pour que Robert Badinter, surtout célébré pour son combat contre la peine de mort, dépénalise l’homosexualité. Une discrimination légale en place depuis Pétain. Néanmoins, cet élan ne permit pas à Françoise Gaspard d’intégrer le gouvernement de Mitterrand, car elle refusa de se marier.
Pour l’avocate Galina Elbaz, spécialiste en droit des personnes, « la loi de 1982 qui a dépénalisé les relations homosexuelles est un tournant juridique historique. L’homosexualité quitte très tardivement la sphère pénale et commence alors enfin un combat pour l’égalité des droits civils. La France n’est pas plus rétrograde que d’autres grandes nations, puisque ce ne sera que le 17 mai 1990 que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) supprimera l’homosexualité de la liste des maladies mentales ! »
Le 9 mai 1998, Dana International représente Israël au concours de l’Eurovision. La radio Galei Tsahal organise une retransmission avec trois humoristes censés se moquer de l’événement ultra kitsch. Nadav Frishman, Roy Levi et Dado Milman s’en donnent à cœur joie, réussissant avec talent à rendre l’événement moins ennuyeux. Et bien entendu, le transsexuel Dana en prend pour son grade, avec l’insulte « coccinelle » en abondance. Mais lorsque l’on en vient aux votes et que les animateurs réalisent que Dana peut l’emporter, les moqueries se transforment en élan patriotique. Ils rongent leurs ongles, observant un silence angoissé entre chaque vote. Avec cette vision de Roy Levy : « Le plus drôle dans tout ça c’est de voir Bibi Netanyahu obligé de lui claquer la bise si elle gagne ! » Et lorsque Dana remporte le concours, ce n’est plus la « coccinelle », ni même la chanteuse, mais l’icône qui, comme le Maccabi Tel Aviv vingt ans plus tôt, boulonne Israël sur la carte du monde.
En peu de temps, Tel Aviv devient une des villes les plus gay friendly au monde. Et la grande majorité des Israéliens reconnaissent aux homosexuels les mêmes droits que les autres citoyens comme le montre Cupcakes, le film d’Eytan Fox, crémeuse banalisation des orientations sexuelles évoquant un groupe de voisins s’embarquant pour gagner… l’Eurovision à Paris. Aujourd’hui, la plupart des partis politiques de droite comme de gauche s’affichent gay friendly. Pourtant, au début des années 90, seuls quelques députés, dont Yael Dayan et Nitzan Horowitz se battaient pour les droits des gays, dans l’indifférence quasi-totale. Selon Horowitz, « ce n’est pas une question d’homophobie, mais simplement que les Israéliens ont longtemps considéré que ces questions n’étaient pas du tout prioritaires. La plupart des Israéliens ne sont pas homophobes, ils ne s’en préoccupent pas vraiment et ont, au même rythme plus au moins qu’en Occident, accepté de reconnaître les droits des homos. »
« Adolescent et même adulte, je pensais être le seul homo sur terre », témoigne Eytan Fox. Il y avait une telle volonté de nier cette réalité dans la société. » Fox réalisa son premier court-métrage sur ce sujet : Time Off (1997). L’histoire d’un soldat israélien souffrant de questions qui semblent devoir demeurer sans réponse. La banalisation qui précède l’acceptation requiert souvent un passage par le langage ou le vecteur populaire. Tandis que le cinéma évoquant ces sujets restait très marginal, Eytan Fox se fit connaître non pas grâce à ses films mais par la série télé Florentin. Véritable série culte en Israël, elle présentait un personnage homosexuel. « Dans le générique de Time Off on voit un drapeau. Je réalise aujourd’hui qu’inconsciemment je voulais dire que moi et les autres gays faisions partie de ce drapeau. Que nous n’étions pas des marginaux dingues et cloitrés. Nous vivons dans cette société, déclare Fox, c’est ce que beaucoup de gens ont ressenti en regardant Florentin. »
Aux États-Unis, aussi, la télévision joua un rôle plus important que le cinéma. Dans Celluloid Closet, son documentaire sur la présentation de l’homosexualité sur grand écran, Jeffrey Friedman et Rob Epstein reviennent avec Tony Curtis sur la scène coupée du film Spartacus où Laurence Olivier lui traduit son attraction personnelle. Apparemment, même Kubrick pouvait être censuré, ce qui le motivera à quitter Hollywood pour l’Angleterre. Et les mêmes tensions apparaitront lors de la sortie du film Children’s Hour de William Myler avec Audrey Hepburn et Shirley Mac Laine.
Friedman déclare « ressentir depuis longtemps que la télévision joue un plus grand rôle que le cinéma mainstream pour faire évoluer les gens sur les questions LGBT. Des séries comme Will & Grace, Glee et Modern Family ont projeté dans nos salons des personnages gays crédibles et proches, présents dans notre conscience de manière totalement nouvelle. » Surtout pour des jeunes qui dans les années 80 et 90 frissonnaient à l’écoute de l’insulte suprême dans les films des deux côtés de l’Atlantique : « fag » aux États-Unis, « PD » en France.
D’ailleurs en France, ce ne fut pas la télé, mais les radios qui libérèrent les ondes, une fois celles-ci autorisées à émettre. Entre la mainmise de l’ORTF dans les années 70 et la reprise par les groupes financiers à la fin des années 80, toutes sortes de radios communiquèrent en grande liberté.
Parmi elles, Fréquence Gay rebaptisée Future Génération dans sa période de choux maigres à la moitié des années 80, avant de rechanger de nom. C’est pourtant à l’époque de Future Génération que sera diffusée « Lune de Fiel », l’émission qui demeure la plus grande référence en matière de sexualité. Toute une génération d’homos et d’hétéros partagèrent fantasmes, expériences et doutes avec les animateurs David Girard et Zaza Diors. Aucun tabou, des rires et délires s’arrêtant à la grande menace de cette époque : le sida. Le seul sujet sur lequel les animateurs prenaient un ton sérieux voire sévère sur les risques encourus. Cette maladie que certains journaux appelaient au début des années 80 le « cancer gay » tandis que les gens avaient même peur de serrer la main ou d’utiliser le même robinet qu’un homosexuel. Tant de curieux fantasmes qui empêchaient un peu plus l’acceptation.
David Girard avait déjà bataillé contre les barrières du silence et des préjugés en encourageant les rencontres inattendues. En étant un des premiers à comprendre l’importance du minitel pour sortir les jeunes de l’isolement, et surtout en ouvrant Megatown, une boîte gay en plein Barbès, où se trouve le cinéma Louxor. Il sauva financièrement la Gay Pride à plusieurs reprises et créa le concept de la musique sur les chars. Il défendit aussi dès 1989 sur les plateaux télés le droit pour les homos de se marier et de fonder une famille.
Le discours et l’action de ce petit gars de Saint-Ouen sans complexe, loin des salons littéraires et des greniers de la Sorbonne, permit à la fois aux gays de ne pas chercher de tenue de camouflage artistique ou philosophique à leur réalité et aux hétérosexuels de comprendre qu’ils vivaient les mêmes joies et craintes qu’eux. L’acteur Michel Galabru a eu ces mots lors du débat sur le mariage pour tous : « C’est une discrimination de ne pas accepter le mariage pour les gays. Après tout, ils ont le droit d’être aussi malheureux que les hétéros. »
Aux yeux des gays, il ne s’agit pas de forcer tout le monde à défiler avec des rainbow flags dans la rue mais d’être considéré comme des êtres humains à part entière. Nitzan Horowitz évoque le courage de gens dont la tradition politique semblait bien éloignée de ses préoccupations : « En 2009, Reuven Rivlin fut le premier président de la Knesset à rencontrer officiellement les associations gays pour soutenir la marche des fiertés. Sans être particulièrement favorable au mariage gay, il estime que les gays doivent être acceptés en Israël comme tout autre citoyen. »
Ce que confirme Eytan Fox : « C’est un grand président, qui essaye de son mieux de rassembler toutes les composantes d’Israël. De leur permettre de se comprendre et d’apprendre à vivre ensemble. Comme Rabin avant lui, il a compris qu’il fallait dépasser certaines divisions idéologiques et apprendre à connaître et parler avec autrui pour régler les problèmes. »
En France, affirme Galina Elbaz, « la loi Taubira permet l’adoption de l’enfant du conjoint par l’époux ou l’épouse et donc offre une protection juridique pour les familles homoparentales dans le cadre du mariage. Mais, hors du cadre du mariage, il existe un certain déficit de protection, puisque le parent non biologique qui élève un enfant né, par exemple dans le cadre d’une procréation médicalement assistée, se retrouvera dans une véritable impasse juridique pour faire reconnaître ses droits de parents en cas de séparation. Aucun texte spécifique ne lui consacre notamment des droits au titre de l’autorité parentale. Sur ce point, on constate une persistance de la conception biologique de la filiation, au détriment de la filiation sociologique déconnectée des liens du sang. »
Frank Giaoui, ancien président du Beit Haverim, dirige aujourd’hui le Congrès Mondial des Juifs LGBT. Il note lui aussi une évolution dans le paysage institutionnel juif hexagonal : « En France, par exemple, nous saluons de gros progrès dans nos relations avec le Crif, avec les organisations culturelles et sociales et aussi avec plusieurs autorités rabbiniques. » En poste actuellement à New York, il y a participé à un rassemblement à la mémoire de Shira Banki. « Toutes les autorités juives laïques et rabbiniques du pays y ont pris la parole. C’était très émouvant. » Aux États-Unis, une partie du monde orthodoxe reconnaît pleinement les homosexuels. Il y a même, depuis une vingtaine d’années, une congrégation se nommant « Orthodykes », réunissant des femmes orthodoxes lesbiennes.
D’un point de vue religieux en France, les mouvements massortis et les libéraux encouragent vivement une reconnaissance, comme le montre le dossier consacré à la question par la revue Tenou’a. Il y a aussi, dans ce sens, des voix de plus en plus audibles au sein du courant moderne orthodoxe. Mais tant que certains ne reconnaîtront pas les femmes ou les homosexuels comme des êtres humains ayant un visage, des droits et des devoirs et ne constituant pas des Lilith de Sade en puissance, le silence et les couteaux qui l’accompagnent tueront-ils encore ?