A 74 ans, Paul Simon fait son grand retour avec un 13e album, sans doute l’un des plus aboutis de sa (longue) carrière et incontestablement le meilleur depuis plus de vingt ans. Intitulé « Stranger to Stranger », ce CD renoue avec le succès populaire, propulsant le guitariste du New Jersey à nouveau parmi les étoiles.
En plus de quarante années, depuis qu’il a quitté le duo qu’il formait avec Art Garfunkel, Paul Simon n’aura enregistré qu‘une douzaine d’albums en solo. C’est dire toute l’importance de ce nouvel enregistrement qui le replace enfin au centre du jeu musical américain aux côtés des plus grands tels Dylan et Springsteen. Car depuis son immense « Graceland » de 1986 et malgré l’excellent « The Rythm of the Saints » qui l’avait suivi, Paul Simon n’était jamais parvenu à renouer avec le succès, enchaînant un album tous les cinq ans, lorsque tant de confrères produisent cyniquement leur galette annuelle. Mais Paul Frederic Simon a toujours obstinément refusé de se répéter. Il sait autant se montrer discret qu’il sait profondément nous émouvoir depuis tant et tant d’années.
La plupart d’entre nous ont découvert Paul Simon aux côtés d’Art Garfunkel, en 1964 avec une imparable balade qui chantait « Hello darkness my old friend / I’ve come to talk with you again / Because a vision softly creeping / Left its seeds while I was sleeping / And the vision that was planted in my brain / Still remains / Within the sound of silence (Hello ténèbres, mon vieil ami / Je suis venu à nouveau te parler / Parce qu’une vision délicatement rampante/ A laissé ses graines lorsque je dormais / Et la vision plantée dans ma tête / S’y trouve toujours/ Dans le son du silence.) »
« The Sound of Silence » sort en octobre 1964, sur le premier 33 tours de Simon and Garfunkel. Un an auparavant, John F Kennedy, le 31e Président des États-Unis avait été assassiné à Dallas, traumatisant à jamais la population des USA. Et même si d’autres chansons comme « Abraham, Martin and John » de Dion ou le « He Was a Friend of Mine » des Byrds évoquent explicitement l’assassinat de JFK, « The Sound of Silence » incarne sans doute de la manière la plus émotionnelle la tragédie de Dallas… sauf que ce premier LP du duo « Wednesday Morning, 3 A.M. » fait un four à sa sortie. Pire, le duo se sépare : Paul Simon part s’exiler en Angleterre et se produit en solo dans des clubs, Art Garfunkel reprend même ses études à l’Université de Columbia.
Il est vrai que ces deux-là partageaient le même rêve musical depuis leurs 11 ans. Au collège, après avoir participé à une version comédie musicale d’« Alice au pays des merveilles », ils deviennent inséparables. Simon, fils d’émigrés juifs hongrois, qui étaient tout deux enseignants et Garfunkel, fils de juifs roumains, avaient tout pour se rapprocher. Leurs origines ashkénazes commune, bien sûr, mais aussi et surtout leur amour partagé pour cette folk music naissante qui faisait tant battre les cœurs des adolescents du milieu des années 50. Simon et Garfunkel s’inspiraient également des harmonies dorées des Everly Brothers.
En 1956, leur duo Tom and Jerry, clin d’œil au dessin animé de Hanna et de Barbera, se produit régulièrement dans les bals de lycée. Un an plus tard, ils enregistrent leur tout premier 45 tours, « Hey Schoolgirl ». Ainsi, lorsque nait Simon and Garfunkel, le groupe existe en réalité depuis déjà dix ans. On comprend mieux leur frustration face à l’indifférence qui accompagne la sortie de leur premier album. Mais comme parfois, un miracle va s’accomplir : près de deux ans après sa sortie, le producteur du disque Tom Wilson va remixer « The Sound of Silence » ajoutant une guitare électrique, une basse et une batterie. Aux quatre coins des États-Unis, des DJ radio succombent à ce « Sound of Silence » revisité si émotionnel. L’album est re-pressé et re-distribué, avec cette nouvelle version et le succès est phénoménal.
Simon rentre au pays, le duo se reforme et enregistre 4 nouveaux albums, enchainant jusqu’au début des années 70 des tubes vertigineux comme « Bridge Over Troubles Water » ou « Mrs Robinson », la BO du film « Le Lauréat ». Au tournant des années 70, Simon et Garfunkel décident à nouveau de suivre des chemins différents… mais parallèles. Ce qui ne les empêche pas d’enregistrer parfois à nouveau ensemble, comme ce précieux « My Little Town » de 75. Ou de se produire de concert, comme à Central Park en 81, face à plusieurs dizaines de milliers d’aficionados. Mais comme la majorité des compositions du duo étaient signées Paul Simon, les albums solos de ce dernier remportent souvent bien plus de succès que ceux d’Art Garfunkel. Ainsi, dès le premier album tout simplement intitulé « Paul Simon », il décroche deux hits qui serviront de matrice à tous ses tubes à venir : une mélodie imparable gorgée d’harmonies et plaquée sur un rythme exotique, à l’instar de « Mother an Child Reunion » portée par un beat reggae ou « Me and Julio Down By the Schoolyard » à la chaleur latine.
En 1986, Paul Simon débarque dans l’Afrique du Sud de l’apartheid et enregistre avec les plus grands musiciens d’Afrique extrême, comme l’immense guitariste Ray Phiri ou les chanteurs du Ladysmith Black Mambazo. Non seulement l’album « Graceland » se révèle être un immense chef d’œuvre, mais cette fusion rock-mbaqanga sud-africain jette un immense coup de projecteur sur la situation désespérée des noirs de ce pays face à un intolérable racisme d’État. Le suivant, « The Rythme of the Saints » offre une nouvelle fusion, sud-Américaine cette fois, source d’un nouveau succès planétaire. Ainsi, tout au long de sa carrière, notre petit juif hongrois pratiquera un métissage artistique, plaçant ainsi son imagination et son immense ouverture d’esprit au pouvoir de sa musique.
Et ce nouvel album n’échappe décidément pas à la règle. Cinq ans après son prédécesseur « So Beautiful Or So What », on retrouve avec bonheur les mélodies exotiques, les textes novateurs et la voix inimitable de Paul Frederic Simon. Dès le premier titre, « The Werewolf », on est sous le charme et l’on retrouve tout ce qui constitue le génie de l’ex-Simon and Garfunkel : des percussions humaines, des instruments qui pulsent comme un cœur vivant, son goût pour les beats tropicaux, sa voix inimitable, bien sûr, et aussi ses textes imbattables. La preuve, qui d’autre à part Simon saurait composer une ode aux « bracelets en plastique qui vous permettent d’accéder ou non à un événement » ? Paul Simon a du en vivre l’expérience, en se faisant refouler, pour inventer ce « Wristband » rythmé par d’inlassables claquements de mains avec en prime une bonne dose d’humour.
Mais Simon sera toujours Simon, on ne s’étonne guère qu’un titre tel que « Street Angel » plonge dans ses racines jazz pour inventer un « spiritual » moderne. Il est vrai que le style Simon intemporel défie le temps. Ainsi la chanson-titre « Stranger To Stranger », portée ici par une sombre trompette, évoque ses balades passées si mélancoliques, comme « Darling Lorraine » par exemple . « In A Parade » nous entraîne dans un carnaval de Rio imaginaire, hanté par les percussions et si riche en énergie positive. Dédiée à sa compagne, la chanteuse Edie Brickell, la troublante « Proof of Love » est une incontestable preuve d’amour. Un instrumental « In the Garden of Edie » est également offert à la femme de sa vie. Sans doute ma composition favorite, car elle me rappelle énormément « Graceland », « Cool Papa Bell » constitue l’un des incontestables sommets de ce nouveau projet. Enfin, la délicate « Insomniac Lullaby » clôt ce 13e album tel un écho de la radieuse « For Emily, Whenever I May Find her ». Comme un ami trop longtemps perdu de vue, on se dit que, décidément, il est si bon de retrouver ce vieux fou (mishiguene) et pourtant si sage…