Lauréat du prix Copernic pour son documentaire « Les Français, c’est les autres », le réalisateur et producteur Mohamed Ulad revient sur son engagement.
L’Arche : Comment sont nées vos interventions en classe autour des préjugés ?
Mohamed Ulad : En 2008, je rencontre Isabelle Wekstein, avocate, qui réalisait déjà des interventions en classe sur le thème des stéréotypes. Nous avons décidé de collaborer en créant l’association « Les préjugés », à travers laquelle nous intervenons chaque année dans les collèges et lycées. Nous tentons de ne pas venir dans les établissements scolaires dans une démarche naïve, d’éviter de dire aux élèves que le racisme et l’antisémitisme, c’est pas bien. On sait que tout ceci est beaucoup plus compliqué que ça. Nos ateliers servent plutôt à donner la parole aux jeunes. Parfois, ils nous disent des choses contradictoires, parfois choquantes, parfois belles. Mais ils nous disent des choses et construisent leur discours. Notre boulot est de déconstruire sans stigmatiser ou culpabiliser l’élève. D’ailleurs, dans beaucoup de documentaires sur la banlieue, on entend des spécialistes s’exprimer. Rarement, les jeunes eux-mêmes.
Comment est perçue la présence de deux personnes de confession juive et musulmane intervenant pour la même cause ?
Ils ne sont pas vraiment étonnés de notre binôme, malgré les préjugés assez tenaces sur les Juifs. Ces derniers ont d’ailleurs évolué ces dernières années. Avant, les stéréotypes sur les Juifs étaient très liés au conflit israélo-palestinien. Aujourd’hui, j’ai l’impression qu’on est revenu à un discours antisémite classique, digne de la vieille Europe des années 1930. Les adolescents n’ayant, bien sûr, pas de construction idéologique derrière. Ce qu’ils peuvent entendre sur les Juifs est avalé puis recraché comme tel. La plupart du temps, ils ne savent même pas ce qu’est un Juif. Lorsqu’une élève nous dit « Les Juifs ont de belles maisons », on lui demande si elle en connait. Elle nous répond « Oui, un seul ». On lui demande alors s’il a une belle maison et elle nous répond que non. C’est très désarçonnant pour nous. L’absence de mixité dans certains établissements scolaires se couple à une forme de jalousie à l’égard des Juifs qu’ils considèrent visibles dans les médias ou ailleurs. Ils ont l’impression qu’ils ont réussi, tandis qu’eux ont intégré un sentiment d’échec. Les raisons sont encore nombreuses évidemment pour expliquer à quel point ces clichés ont la peau dure. Il faut veiller à ne pas être réducteur.
Comment vous est venue l’idée du documentaire « Les Français, c’est les autres » ?
Au fil du temps, nous avons eu l’idée de filmer les ateliers dans le but de les diffuser sur une plateforme et de toucher davantage de monde. La matière était si importante que c’est plutôt un documentaire qui nous a paru le plus judicieux de réaliser. En 2010, lorsque nous demandions aux élèves « Qui est français ? », tout le monde levait la main. Et quand nous poursuivions en demandant « Qui se sent français ? », toutes les mains se baissaient. Isabelle et moi avons alors saisi cet angle de l’identité et du sentiment d’appartenance à la France pour réaliser le documentaire « Les Français, c’est les autres ». Personnellement, j’ai été assez surpris du fait que l’appartenance à la France pouvait poser problème à ces adolescents. Pour ma part, je me sens pleinement français et marocain et je n’y vois aucun conflit entre les deux. Il y a plutôt une cohabitation naturelle et spontanée. C’est comme citoyen et cinéaste que j’ai souhaité comprendre et obtenir un début de réponse. Il ne s’agissait pas de faire de l’auto-célébration en mettant en avant nos interventions. L’idée était plutôt de mettre en lumière un questionnement de la part des élèves sur ce qu’est d’être français pour essayer d’en comprendre les raisons grâce à des éclairages. Nous avons particulièrement travaillé avec le lycée professionnel Théodore Monod, à Noisy le Sec (93). C’est un établissement où l’équipe pédagogique sensibilise beaucoup les élèves à ces questions-là. Il s’agissait d’un vrai pari pour France 2 qui a pris un risque en acceptant de diffuser le documentaire. Nous devions à la fois avoir un regard tendre et pas stigmatisant sur ces jeunes. Tout en tâchant de ne pas leur trouver de circonstances atténuantes. Je pense qu’au final, le film est honnête et sans langue de bois.
D’après votre expérience, que faut-il faire pour mieux lutter contre les préjugés antisémites ?
Il faut une démarche politique, à la manière d’un « Plan Marshall » pour l’éducation en banlieue. A force de tout mettre sous le tapis et de ne pas tenir compte des avertissements lancés il y a plus de 30 ans, bon nombre de ces jeunes risquent d’être en complète errance identitaire. Lorsqu’ils disent ne pas se sentir français et qu’ils ne se sentent pas vraiment algériens ou maliens, que leur reste-t-il ? Des djihadistes risquent de venir vers eux, alors qu’ils se trouvent en plein désarroi identitaire, et les manipuler. Quand on donne des moyens aux écoles, ça marche. Les élèves voyagent à Auschwitz, au Maroc… On leur ouvre des horizons incroyables ! Dans le film, par exemple, nous leur donnons la caméra pour qu’ils aillent filmer ceux qu’ils considèrent comme Français. Cette démarche a donné des résultats puisqu’ils ont pris le pouvoir, sont allés à la rencontre des gens en sortant de leurs ghettos et ont fini par se délester un peu de leurs préjugés.
Quels sont vos prochains projets ?
Nous allons bien sûr poursuivre les interventions en classe avec Isabelle. Et, si possible, assurer des projections du documentaire en province, pour lequel nous avons reçu de nombreuses demandes. En tant que documentariste, je vais désormais me consacrer à des projets civiques qui me donneront l’impression, à mon humble niveau, de changer les choses. Je vais donc relancer mon idée de film « Les accords de Marseille », qui avait subi un coup d’arrêt mystérieux il y a quelques années. Il s’agit d’une série de documentaires dans lesquels douze jeunes Israéliens et Palestiniens seront réunis sur une île, sous l’œil des caméras. Ces jeunes, filles et garçons, âgés de dix-huit ans et issus d’horizons très divers, apporteront avec eux leurs bagages idéologiques et leurs héritages familiaux. L’hostilité et les préjugés seront au cœur des premières rencontres. Mais loin de leurs parents et de leurs pays, ils devront cohabiter et partager les tâches de la vie quotidienne avant d’engager des négociations, encadrés par deux « parrains », l’un israélien, l’autre palestinien, en vue d’un accord de paix.