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France

Dominique Moïsi : « Le choc du Brexit »

L’Arche : Le Royaume-Uni est sorti de l’Union Européenne. Le résultat du référendum britannique est-il selon vous une surprise ? 

Dominique Moïsi : Effectivement, c’est une surprise pour la classe politique britannique. C’est aussi une surprise pour les élites britanniques qui ne s’attendaient pas à ce résultat. J’hésite à répondre à cette question car moi même j’étais profondément divisé. Rationnellement, je n’arrivais pas à intégrer le fait que la Grande-Bretagne pourrait dire non à l’Europe parce que le coût m’en paraissait trop important. Mais intuitivement, je dirais même émotionnellement, j’en avais très peur car je vis en partie à Londres où j’enseigne au King’s college depuis plusieurs années. J’étais entouré de gens pour qui l’Europe était une évidence. Mais dès que je prenais le train et que j’allais dans l’Angleterre profonde ce qui m’arrivait régulièrement, je me rendais compte du problème. On pourrait presque dire que le résultat du référendum du 23 juin c’est avant tout un non de l’Angleterre à Londres. Ce n’est pas un rejet de l’Europe, ni de David Cameron. C’est un rejet de Londres et de ce que cette ville représente. Son cosmopolitisme, son multi-culturalisme, sa réussite, sa richesse. Au fond, le prix des appartements à Londres est peut-être une des clés du Brexit. Londres était devenu une ville inatteignable. Le symbole du divorce qui existe entre les « nantis » et les gens normaux. Au fond l’élection de Sadiq Khan, ce musulman pratiquant à la mairie de Londres a été perçue justement comme le triomphe de la tolérance, de l’ouverture, du libéralisme. Mais c’est aussi une des traductions du divorce complet entre l’évolution de la société anglaise et de la capitale du Royaume-Uni. Il y a quinze jours j’étais à la fête de la reine à l’ambassade de Grande-Bretagne. Ce jour là, j’ai eu l’intuition que l’Angleterre allait dire non. Il n’y avait pas de drapeau européen. Mais seulement ceux de la France et de l’Angleterre. Il y avait un petit orchestre et des hommes en grand uniforme rouge défilaient dans le jardin de la résidence de l’ambassadeur. En les voyant défiler je me suis dit : « mais ces gens vont voter non, ils ne se sentent pas européens ! ». Ils n’ont rien à voir avec l’Europe. J’ai communiqué mon sentiment à mes voisins et puis j’ai oublié cette impression profonde qui avait été la mienne. Quand mon portable m’a réveillé vers quatre heures du matin pour m’annoncer que la livre sterling avait chuté – parce que les premières indications réelles montraient que le Brexit l’avait emporté – cette impression m’est revenue en tête. J’ai passé une heure à regarder la BBC. C’était un choc pour moi. Je me suis mis à chaud à écrire ma chronique pour les Echos. C’est donc une surprise sans en être une. C’est une défaite de la raison. Et c’est un triomphe des émotions négatives mais moi je l’ai lu comme un réveil très fort pour l’ensemble de l’Union Européenne. C’est-à-dire qu’au moment où les britanniques à l’exception des londoniens disent non à l’Europe, ils se comportent comme des citoyens européens. Leur colère face aux élites, leur rejet de l’establishment, leur volonté de briser le statu quo existant. Imaginez un tel référendum aux Pays-Bas ou même en France, la réponse aurait sans doute été la même. Donc c’est la rencontre entre des spécificités anglaises et un contexte général européen de mauvaise humeur à l’égard de ce que on est devenu au sein d’une Europe qu’on n’a pas le sentiment de comprendre, ni de contrôler.

L’Arche : Quels sont les aspects de la construction de l’Union Européenne qui ont fait renoncer les Anglais à l’Europe ? 

Dominique Moïsi : Aucun en particulier. Maintenant je vois toute la presse qui dit que si l’Union Européenne avait fait plus de concession à David Cameron sur les questions d’immigration, cela aurait changé le résultat du scrutin. Mais ce n’est pas le cas. C’est trop facile, les Anglais n’ont pas voté contre l’Europe parce que l’Europe c’était les immigrés. Ça a joué bien sûr. En fait je crois que lors d’un référendum et les Anglais auraient dû y penser avant ; les gens ne répondent pas à la question qu’on leur pose. Ils répondent à la personne qui leur pose la question. L’exemple de la France en 2005, quand nous avons dit non au traité constitutionnel était un avertissement pour la Grande Bretagne. Vous me posez une question mais je ne vous aime plus j’ai envie de vous dire non. Voilà ce qu’il s’est passé. Ils ont dit non à telle ou telle dimension de l’Europe. Ils ont dit non à la situation dans laquelle ils avaient le sentiment de se sentir eux. Si vous vous sentez bien vous répondez oui, si vous vous sentez mal personnellement vous répondez non. Ce n’est pas un non à l’Europe, c’est la nostalgie du passé. Sans l’Europe on va pouvoir redevenir grand, ce qui est une illusion totale. Voter non à l’Europe c’est rejeter le présent. C’est dire qu’on a peur du futur. Voilà ce qui s’est passé. Ça montre qu’on ne joue pas impunément avec les référendums.

L’Arche : D’autres pays sont-ils tentés à votre avis par la même attitude, pour les mêmes motifs ou pour des motifs différents ? 

Dominique Moïsi : Il y a deux manières de répondre à cette question. La première c’est qu’une des conséquences possibles du vote anglais c’est que le Royaume-Uni va éclater. L’éclatement du Royaume Uni avec le départ de l’Écosse ça va donner des idées aux Catalans en Espagne et aux Flamands en Belgique. Il y a un sérieux risque de désintégration de l’Europe à partir de l’éclatement de certaines nations qui constituent cette Europe. Le deuxième risque c’est la montée du populisme. Il est évident que le vote anglais est la meilleure nouvelle possible pour Marine Le Pen. Elle n’a d’ailleurs pas tardé à dire : « Voter pour moi, comme ça je poserai des règles nouvelles dans nos relations avec l’Europe ». Et les européens ont dit tout de suite : « Il faut voter contre Marine Le Pen si on veut garder le projet européen en vie. » C’est la rencontre entre la tendance à l’éclatement de certains pays et la tendance à la montée des populismes.

L’Arche : Est ce que selon vous c’est un rejet de principe ou bien un rejet quant à la façon dont sont appliquées les directives européennes ? 

Dominique Moïsi : Je comprends le sens de la question. Que l’Europe ne fonctionne pas ou mal ça c’est une évidence. Elle s’est bureaucratisée. Allez à Bruxelles, allez au Parlement européen, parcourez ses longs couloirs. C’est un espace froid, distant, impersonnel, rien de grand ne peut y être pensé. L’architecture est importante. J’étais au Reichstag, au Parlement Allemand il y a quelques semaines, je m’y suis promené. Il y avait une âme dans ce parlement. D’abord le dôme de verre réalisé par Norman Foster, l’architecte anglais qui introduit un élément de transparence évident. Ensuite, il y a des passerelles entre bâtiment ancien et nouveau, ce qui fonctionne bien. L’architecture traduit l’âme d’un lieu et d’un peuple. Or, il n’y a pas de peuple européen. Pour répondre à votre question, oui, l’Europe ne fonctionne pas bien. Mais à la limite ce n’est pas ça le problème. Le problème c’est comment réinventer l’idée européenne, et je crois qu’on ne peut le faire qu’à partir de l’émotion. Tant que l’Europe reste purement l’expression de la raison elle ne peut pas se réinventer. Au fond, la seule chose qui a vraiment marché en Europe au cours de ces dernières années c’est Erasmus avec les jeunes européens. Il faut repartir de cela. Il faut qu’il y ait un appétit d’Europe. L’Europe c’est Easy jet et Erasmus. Il faut s’appuyer sur ce qui a fonctionné. Dire qu’il faut un nouveau traité comme Nicolas Sarkozy c’est de la politique politicienne. Dire il faut relancer l’Europe de la défense, c’est bien mais ça ne mobilise pas les européens, hélas. Et surtout ça ne peut pas fonctionner avec la plupart des pays européens qui n’ont pas cela dans leur ADN. Dire qu’il faut relancer la croissance, oui, bien entendu. La réponse à la question ne se trouve pas dans la question elle-même. Il y a un décalage total entre ce dont l’Europe a besoin pour se réinventer et les questions que posent les politiques européens. Ce qui montre le divorce entre eux. Le seul qui répond à cette question, je trouve, c’est Daniel Cohn-Bendit. Il est l’incarnation de l’Europe. En tant que juif franco-allemand, il a une sorte de cosmopolitisme naturel. À la limite, je souhaiterais qu’il soit président de l’Europe, ça ferait bouger les choses. C’est un vrai européen, il est européen avec ses tripes. Les autres sont tellement froids. Voici ma réponse indirecte.

L’Arche : Qui va pâtir du Brexit selon vous? 

Dominique Moïsi : D’abord, il faut savoir si le Royaume-Uni sortira vraiment, et quand il le fera. Le vote de jeudi dernier a introduit de multiples incertitudes. A priori, tout le monde doit pâtir du Brexit. Les Anglais dont la valeur de la livre sterling a chuté et continuera de chuter. Ce sera beaucoup plus cher pour les Anglais de se déplacer à l’étranger et d’acheter du Bordeaux. Beaucoup d’institutions financières et de cadres financiers quitteront Londres dont les prix dans l’immobilier pourront devenir un peu moins astronomiques. De toute façon, pour l’économie britannique cela va représenter un coût énorme. Cela porte également un coup à la crédibilité de la Grande Bretagne dans le monde. C’est aussi un coût pour l’Alliance Atlantique, la relation Europe États-Unis et c’est un coût pour l’Europe. Il suffit de se demander qui bénéficie du Brexit ? Vladimir Poutine qui voit la confirmation de ce qu’il pense. L’Europe est affaiblie et n’est plus à la hauteur de ses ambitions, elle ne sait pas ce qu’elle veut. Elle est divisée et en voilà la preuve supplémentaire. C’est un jeu perdant-perdant. L’Europe a besoin de la Grande-Bretagne. La Grande-Bretagne a besoin de l’Europe et ce divorce intervient au pire moment : quand les menaces s’accumulent aux frontières de l’Europe avec Daesh, Poutine et une situation tendue en mer de Chine. La question qu’on peut se poser c’est qui en bénéficie et c’est donc Poutine, Donald Trump et tous les populismes.

L’Arche : La victoire du Brexit donne-t-elle un coup d’envoi à la révolte des nations contre l’Europe ? Annonce-t-elle le réveil du bon sens démocratique face à la technocratie ? 

Dominique Moïsi : C’est intéressant cette question parce qu’en réalité une partie de la communauté juive anglaise a voté pour le Brexit en tant que juive. Les juifs les plus religieux, ceux qui en gros étaient le plus à droite de l’échiquier politique et qui souhaitaient une humiliation de l’Europe ont voté pour. À l’inverse de l’élite intellectuelle juive. Certains de mes étudiants ont pleuré à l’annonce de ce résultat parce que c’était la fin de leur monde. Ils se sentaient autant européens que britanniques. Je crois que là il faut distinguer l’Europe et son incarnation de Bruxelles. Ce à quoi nous assistons n’est pas une victoire de la démocratie. Sinon Marine Le Pen ne se réjouirait pas à ce point de ce qui se passe. Sinon Vladimir Poutine ne serait pas aux anges. C’est intéressant car en France il y a deux manières de se réjouir du Brexit. Soit parce que vous êtes hyper fédéraliste et vous vous dites enfin sans la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne et les autres vont pouvoir créer une vraie Europe fédérale. Soit parce que vous êtes vraiment anti-européen et que vous sentez que vous appréciez ce qui est une humiliation et une défaite pour l’Europe. Et il y a une troisième dimension qui est juive où on voit bien l’ambiguïté des Juifs par rapport à l’Europe. Moi je me sens tout à fait en porte à faux. Je suis une voix très marginale. L’idée d’opposer la démocratie à l’Europe ce n’est pas faux, mais ça traduit quelque chose de grave. Mais est-ce que Daniel Cohn-Bendit n’est pas une personnalité de gauche qui incarne la démocratie. Plus européen que lui on meurt.

L’Arche : Va-t-il y avoir désengagement ou non ? 

Dominique Moïsi : Titre du Financial Time : « I do not believe that brexit is happen » et « Referendum 2 coming soon ». Au Danemark et en Irlande il y a eu un deuxième référendum. En réalité, la classe politique anglaise était dans sa majorité contre le Brexit. 75 % du parlement britannique aurait voté pour la poursuite et c’est donc extraordinairement compliqué. Vous avez de part et d’autre des leaders qui sont rejetés. David Cameron a démissionné et n’a pas encore de successeur. La personne qui veut lui succéder ne souhaite pas quitter l’Europe mais renégocier en position de force avec elle. Il s’agit de Boris Johnson. Le parti travailliste était majoritairement pour le maintien dans l’Union Européenne et est en train de se débarrasser de son leader parce qu’il a fait une campagne trop mauvaise pour rester dans l’Union. Je pense qu’il faut être extrêmement prudent. Il y a eu un vote démocratique. Ce vote est important. Mais on voit que vous avez en Grande Bretagne de multiples voix qui s’expriment de part et d’autre pour revenir en arrière. Le parti travailliste est pro-européen et il a voté une motion de défiance à l’égard de son leader Jeremy Corbyn parce qu’il n’a pas fait assez campagne pour l’Europe. Donc en fait Corbyn va sauter. C’est un cataclysme pour la politique britannique. A gauche comme à droite, il faut donc répondre à ces questions avant de s’interroger sur les étapes de désengagements. On en est très loin.