Le Prix Nobel de la Paix s’est exprimé dans l’Arche de janvier 2014, comme il le faisait régulièrement. Dans cette dernière interview accordée à notre magazine, il évoque l’intégrisme, le nucléaire iranien, l’accord de Genève, le bilan de Barack Obama, ses maîtres en judaïsme et Hannah Arendt.
L’Arche : Nous enregistrons cet entretien en ce premier jour de Hanoukka qui tombe en même temps que Thanksgiving. C’est la première fois, semble-t-il, que cette coïncidence de dates se produit ?
Élie Wiesel : Pendant des siècles, effectivement, cela n’a jamais eu lieu, et maintenant cela se produit. Tout arrive.
Nous allons évoquer avec vous le thème central de ce dossier qui porte sur l’intégrisme et comment on doit « penser contre l’intégrisme ». Parmi les nouvelles menaces qui pèsent sur le monde, il y a le danger de la prolifération nucléaire. Israël est-il seul face à la menace iranienne ?
À peu près. Je n’ai pas entendu de voix venues d’ailleurs. En Israël, on est très concerné, angoissé même. L’Iran, aujourd’hui, n’est pas un pays démocratique. L’Iran aujourd’hui n’est pas un pays où l’amitié pour Israël fleurit. Israël se sent évidemment concerné. Si l’Iran obtient des armes nucléaires, où va-t-on ? Ici, on est en train d’essayer de sensibiliser l’opinion publique américaine.
Vous-même, qu’avez-vous pensé de cet accord signé à Genève, entre les 5+1, accord intérimaire valable pour six mois, mais qui laisse beaucoup d’incertitudes et beaucoup d’interrogations ?
L’accord semble bon, mais ce n’est pas suffisant. Il faudrait qu’il y ait un mouvement d’opinion mondial. Il y a certaines questions, certains sujets où une solidarité totale est nécessaire. L’Iran ne peut pas être nucléarisé. Les voix iraniennes s’y opposant sont réduites au silence, les libertés individuelles restant très limités. Donc il faut créer un mouvement d’opinion dans le monde entier pour forcer l’Iran à y mettre fin.
Vous connaissez bien Barack Obama, vous vous étiez rendus avec lui sur le site de Buchenwald et vous l’avez rencontré à maintes reprises. Quel jugement portez-vous sur son parcours et sur les décisions qu’il a pu prendre depuis qu’il a été élu à la présidence ?
Il m’est difficile de le juger parce qu’on ne juge pas les amis. C’est un ami, même si je ne l’ai pas vu depuis un certain temps. Le fait que l’Amérique ait pu élire un homme noir est pour moi un événement important. L’Amérique a changé. À l’époque, quand il a eu le prix Nobel de la paix, quelques-uns parmi nous dont Colin Powell, un grand diplomate américain, se sont réjouis. Et lui disait qu’en fait, le prix Nobel de la paix aurait dû être décerné au peuple américain pour avoir élu un homme comme Obama. Moi aussi je le pense. Je pense qu’il s’agit d’un homme honnête, un intellectuel. Ce n’est pas un ennemi d’Israël. Certainement pas, on ne peut pas le penser. C’est quelqu’un de bien, mais tout dépend bien entendu de l’actualité politique et économique. Tant de facteurs interviennent. Suis-je inquiet ? Je suis un homme inquiet. Je suis toujours inquiet.
Êtes-vous inquiet aussi ou êtes-vous optimiste sur la reprise des négociations israélo-palestiniennes telles qu’elles se sont déclenchées grâce à la médiation américaine et à John Kerry ?
Quelles qu’elles soient, je suis toujours pour les négociations. Il n’y a rien de négatif là-dedans. Quand des deux côtés, aidé par un troisième, on se rencontre, on se parle, on fait connaissance. Il y a toujours quelque chose de positif qui peut en sortir. De créateur. Et d’optimiste.
On a vécu ces derniers temps au Proche-Orient des événements qui ont suscité des espoirs suivis de déceptions. Les printemps arabes se sont souvent terminés en hivers islamistes. L’intégrisme est-il en progression ou en régression dans cette région du monde ?
À mon avis, il est en progression. L’intégrisme n’est pas statique. L’intégrisme est un mouvement qui avance et qui recule. Aujourd’hui, il ne recule pas.
Comment jugez-vous les phénomènes de populisme et d’extrémisme qui touchent aussi l’Europe en cette période de crise, avec en France la montée du Front National ?
Espérons que les prévisions qui sont faites sur ce plan-là vont s’avérer fausses. Je suis contre l’intégrisme, là ou il est et quel qu’il soit. J’espère, pour évoquer le sujet que vous soulevez, que la France comprendra, que l’opinion française, que le peuple français et que les hommes d’influence dans le monde entier comprendront. L’intégrisme n’est pas une solution. C’est une impasse. C’est quelque chose à quoi il faut simplement dire non. Non à l’intégrisme, d’où qu’il vienne.
Le fondamentalisme religieux est-il une menace qui peut aussi affecter le judaïsme ? Le judaïsme a-t-il aussi ses intégristes ?
Je suis sûr qu’il y en a, mais j’avoue que je ne les connais pas. Les gens que je fréquente, que je vois, ne sont pas des intégristes, ni ici ni à Jérusalem. Je vais à Jérusalem aussi souvent que je peux, mais je ne les connais pas, les intégristes. Il n’y a aucun accord entre nous, il n’y a aucune langue commune. Que puis-je dire à un intégriste qui n’a pas de questions ? Moi je vis par les questions, je vis presque pour les questions. L’intégriste ne connaît pas de questions. C’est la différence entre un fanatique et nous. Le fanatique ne se pose pas de questions.
Vous vivez pour les questions et parmi les maîtres qui vous ont formé, il y a Monsieur Chouchani auquel vous avez souvent rendu hommage. Un film se tourne en ce moment sur lui en Israël et vous-même écrivez un livre, je crois, sur le sujet. A-t-il eu une influence sur votre vision du judaïsme et sur votre vie d’enseignant ?
J’avais deux maîtres en fait. Chouchani que je ne comprenais pas, et Saul Libermann qui était également un très grand maître. Libermann était féru de Talmud et Chouchani était féru de tout. Chouchani me faisait peur et Libermann me faisait sourire. En tant qu’élève, je redoutais les maîtres qui étaient très durs, qui étaient trop sévères. Un maître doit être un ami, il doit aimer et ne pas manier le fouet comme j’en ai connus. J’ai connu dans mon enfance des maîtres qui avaient un fouet, littéralement, physiquement. Ils ne s’en servaient pas, mais ils en avaient un à disposition. Un regard, un sourire, une caresse, voilà ce qui compte pour un enfant, pour un adolescent.
On a parlé ces derniers temps en France des Conseils juifs pendant la guerre, avec le film à charge de Margaret Von Trotta sur Hannah Arendt, et celui à décharge de Claude Lanzmann, Le dernier des injustes. Vous-même, à ma connaissance, ne vous êtes jamais exprimé sur le sujet ?
Je n’ai connu ni l’un ni l’autre. Je n’ai pas vu ces films. Oui, j’ai connu Hannah Arendt. Pendant le procès Eichmann, nous étions tous les deux à Jérusalem pour y assister, et tous les soirs, elle tenait cours. Nous étions quelques personnes, une poignée de journalistes et d’observateurs. On se voyait souvent, et on a eu une fois une conversation privée. Je lui ai dit : « Docteur Arendt, moi j’étais là et je ne comprends rien. Vous n’étiez pas là, et vous agissez comme si vous connaissiez tout et que vous compreniez tout. » Et elle m’a répondu : « Cher Élie, il y a une différence entre nous, vous êtes poète et moi je suis sociologue ! » Hannah Arendt était une très grande personne.
Et le film de Claude Lanzmann ?
Je ne l’ai pas vu !
Il se termine d’une manière qui a pu susciter des controverses, y compris aux États-Unis, au sujet de Murmelstein et du Conseil juif de Prague.
Je ne juge pas, vous savez, je ne me permets pas de juger. Je suis témoin mais non pas juge.