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France

Anges ou démons ? La Promenade des Anglais en question

23 juillet 2016, la célèbre promenade est rouverte à la circulation automobile, aux promeneurs et aux commerçants. Demeure un « engourdissement juillettiste » que les niçois n’ont pas l’habitude de vivre en cette période. Mais après ?

 

Depuis le 16 juillet, la Promenade des Anglais a retrouvé sa liberté de circulation. Trop tôt ? A deux jours de la course meurtrière de Mohamed Lahouaiej Bouhlel, touristes et niçois semblent avoir repris possession du lieu de la tragédie. Christophe Pinna, le célèbre athlète niçois le dit « c’est une profonde tristesse, mais il ne faut pas tout confondre ». Pourtant, même pour ce multi champion du monde de Karaté qui a pris l’habitude d’organiser ou simplement de participer à des grands événements sportifs le long de la Promenade (Ndr : Chargé de mission à la Mairie de Nice « Développement Sport-Santé »), « il lui faudra un peu de temps pour courir à nouveau sur la Prom’ »[1]

 

« Le propos s’emballe…

Pour beaucoup, la douleur reste vive à Nice. Sur les réseaux sociaux, les messages de sympathie se multiplient, autant que ceux qui laissent enfler leur colère au fur et à mesure du nombre des victimes rapporté par les autorités et les médias. Un paradoxe à l’image de ce 18 juillet dernier. A l’heure où tout le pays se fige comme un seul homme, le coup de midi niçois symbolise une France blessée, figée dans le désarroi et la sidération qui durent encore en ce jour de solidarité nationale. Jusqu’à ce moment où Marion Maréchal Le Pen, la jeune – mais déjà bien rouée en politique – député du Vaucluse et Conseiller régional PACA, arrive la première devant les grilles qui séparent le public de l’enceinte officielle autour du Monument du Centenaire situé en front de mer et de la promenade meurtrie. Des voix s’élèvent, mais pas trop. La frondeuse s’en retourne accompagnée de fidèles locaux et régionaux. Timing de récupération bien huilé.

Même si les Niçois ont la réputation – relativement méritée – d’être frontiste lors des élections, l’histoire a montré qu’ils n’apprécient que très modérément les « parachutés », hommes ou femmes (voir les échecs des Jean-Marie Le Pen, Lydia Schenardi, etc.). Ce jour-là, ce ne fut tout de même pas la « chandelle » pour la benjamine du clan Le Pen, habilement cornaquée par Olivier Bettati, le fringuant élu niçois, ex-UMP, récemment tête de liste FN aux dernières Régionales et désormais Conseiller Régional PACA pour le parti frontiste.

Autre politique, autres mœurs. L’ambiance est devenue plus électrique à l’arrivée de Manuel Valls, le Premier ministre alors qu’il pénètre dans le périmètre de la cérémonie d’hommage aux victimes aux côtés de Christian Estrosi, président de la Région PACA dont le protocole impose une telle proximité. Marion Maréchal Le Pen peut alors crier à la « tartufferie » de la situation et dénoncer la complicité de l’UMPS, son antienne des Régionales de 2015 avec un goût de revanche pour la rivale malheureuse de l’ancien Maire de Nice.

Invité pour la cérémonie, le Niçois Hugo Lloris, gardien des buts de l’Equipe de France de Football à l’Euro 2016, semblait bien seul dans ce parterre politique et face à un certain public qui aura oublié tout sentiment d’unité nationale et de dignité citoyenne. L’élan de solidarité nationale des dernières semaines autour du ballon rond et le vrai soulagement des élus après le déroulement sans réels accrocs autour des Fan Zones ont fait long feu. Place à la polémique.

Dès le 22 juillet, la charge revient sur le terrain local et dans la perspective des présidentielles de 2017. Et c’est encore Olivier Bettati qui sonne le rappel de ses amis, tel Benoit Kandel, l’ex premier adjoint de Christian Estrosi à la Mairie de Nice. Ensemble, ils demandent une commission d’enquête sur les conditions de l’attaque du 14 juillet et des éventuelles responsabilités municipales. Le ton est donné par Benoit Kandel qui, avant la politique, exerçait en qualité d’ancien commandant du Groupement de Gendarmerie des Alpes-Maritimes. Il l’affirme « la mairie avait les moyens d’installer des plots de béton sur la promenade ».

 

« Le danger est ailleurs…

Ils devraient donner l’exemple à leur électorat, mais ne parviennent qu’à nourrir un climat largement délétère.

Pour Alain Chemama, doyen niçois des Juges d’Instruction du Palais de Justice « les politiques ne sont pas nécessairement responsables. C’est plutôt du côté des experts de la sécurité qu’il faut regarder. Ils ont besoin de moyens adaptés pour innover sans cesse afin d’anticiper les scénarios assassins des terroristes. Et si bien sûr, c’est au politique de décider des budgets nécessaires, c’est aux spécialistes d’apporter les réponses techniques aux exécutifs locaux et nationaux ». Un propos rationnel qui a le mérite d’apaiser le débat, mais qui ne résout pas une des questions cruciales posées par le magistrat « quid d’une vraie circulation des informations entre les différentes autorités pour une meilleure efficacité ».

Encore faudrait il que les intervenants du champ social puissent collecter suffisamment d’indices de radicalisation parmi la population musulmane en déshérence !

« Il y a davantage de clivages intercommunautaires entre musulmans. Hier, le fossé était synonyme de frictions au pire ou d’indifférence confraternelle à la condition de l’islam au mieux, selon qu’on soit d’origine tunisienne, algérienne, marocaine ou venu d’autres continents. Aujourd’hui, un destin commun semble les réunir dans un islam en rupture des traditions géographiques et se retrouver dans une pratique « protoislamique » qui aboutit parfois à cette forme de « prototerroriste » dont parle Frédéric Gallois, ancien chef du GIGN.

Amélie Boukhobza, psychanalyste clinicienne à Nice, travaille depuis des années dans les quartiers dits sensibles. Avec ses collègues psychanalystes Patrick Amoyel et Brigitte Erbibou, elle fait partie d’une force d’intervention experte en situation de radicalisation, l’association « Entr’Autres ». Elle remet les pendules des médias à l’heure et n’hésite pas à leur répéter « non, il n’y a pas de « radicalisation express », il faut un parcours de vie qui mène à des situations transgressives (délinquance, troubles de la personnalité, etc.) et pour certains d’entre eux, le passage d’un « être en rupture » à « l’être terroriste » ! A ne pouvoir discerner la dangerosité du second, tous les premiers en rupture non criminogène deviennent des terroristes musulmans en devenir. Et gare aux dérives.

 

« Un sang froid nécessaire…

Alain Chemama le rappelle « tous les terroristes qui nous ont frappé ces dernières années sont musulmans, mais tous les musulmans ne sont pas tous terroristes ». Et au rappel d’une République laïque, il traduit par « le respect des traditions de chacun à l’église, la mosquée ou la synagogue ». Bref, un processus long du retour à la pratique religieuse qui, selon Daniel Zagury, psychiatre et psychanalyste à Bondy (Seine-Saint-Denis), rassurait encore hier car la « transformation radicale avait toutes les chances d’être repérée. Mais avec le « circuit court », le sujet peut basculer à la faveur d’un conflit personnel, familial ou professionnel dans une jouissance en apothéose, anticipée et désirée. C’est le travail de prématuration qui permet de parler de circuit court de radicalisation ». On le sait désormais, Mohammed Lahouaiej Bouhlel a basculé sans rien révéler auparavant, susceptible d’attirer l’attention des autorités. « Mais l’auteur semble avoir envisagé et mûri son projet criminel plusieurs mois avant son passage à l’acte », a rapporté François Molins, le procureur de la République de Paris.

« Il faut interdire l’usage des réseaux sociaux qui profite aux terroristes » disait Geoffroy Didier, député de l’opposition LR. Pour d’autres, il-n’y-a-qu’à-renvoyer-ces-étrangers-chez-eux – même quand ils sont français – ou rétablir la peine de mort comme le préconise Lionel Lucca, un élu d’une mairie voisine. Sans tomber dans l’excès ou la démagogie, reste l’absence de réponses fermes et définitives au phénomène terroriste. Outre la nature protéiforme de la bascule djihadiste, la force de Daech ou Etat Islamique comme d’Al Qaïda, est de proposer à des individus fragiles un modèle de comportement pour entrer dans l’histoire, blanchis de leurs errances passées. Tout cela s’accompagne de récompenses « dans la restauration de leur narcissisme blessé et leur faisant espérer une plénitude identitaire rétablissant un sentiment de musulmanité glorieuse » précisait Amélie Boukhobza dans la thèse de Doctorat au titre évocateur qu’elle présentait en 2015 « Jouissances jihadistes : genèse d’une haine intellectuelle.

 

« Mais après…

D’abord, il y a les soignants qui, du CUM (Centre universitaire méditerranéen) à la Maison d’aide aux victimes de la rue Gubernatis, ont répondu sans discontinuer aux innombrables sollicitations post traumatiques. Ils étaient pour une fois, ni concurrents ou de statut égal. On a pu voir des rhumatologues côtoyer des ostéopathes ou des urgentistes diriger les malades vers des psychiatres ou psychologues. A situation exceptionnelle, la mobilisation restera exceptionnelle pour beaucoup d’entre eux.

Mais dans l’intimité des communautés religieuses aussi, la réaction a souvent été à la hauteur de l’événement. Au Centre Jean Kling, lieu central de la communauté juive (Ndr : on estime la population à près de 30 000 personnes), une réunion d’information a immédiatement été mise en place à destination d’éventuelles victimes juives. Elle réunissait le dispositif d’orientation et d’écoute psychologique du CASIN, une association humanitaire, d’entraide sociale et des professionnels de l’OSE (Oeuvre de Secours aux Enfants) emmenés par le Dr Abram Coen, psychiatre infanto-juvénile en Seine-Saint-Denis. Avec son collègue niçois Bernard Benattar, psychologue clinicien, ils sont intervenus sur les lieux de la tragédie. Mais ce 18 juillet au soir, l’heure était à l’écoute et au dialogue avec des victimes directes ou indirectes de l’attentat. Et quelques unes ont franchi le pas et pris la parole, invitées par les thérapeutes. Elles ont raconté avec peu de mots et beaucoup d’émotions ce qu’avait été leur lien avec le drame et le besoin de le formuler après quelques jours. Des enfants adolescents et préadolescents pour la plupart qui ont été emmenés par leurs parents. La blessure était encore vive et la parole timide. Un temps leur sera surement nécessaire. Plus prolixe, les adultes présents ont parlé spontanément de leur expérience de l’attentat. Elles ont évoqué Israël qui, à son corps défendant, a acquis de l’expérience dans la gestion du terrorisme et ses conséquences traumatiques. Une manière de signifier peut être une légère forme d’habituation des juifs de diaspora à ce genre d’événement tragique qui ne prémunit pas des conséquences mais qui peut chez certains faciliter la prise de parole et le début d’une reconstruction. A la question posée à une jeune adolescente par Gérard Brami, directeur d’établissement public d’hébergement pour personnes âgées dépendantes « voudras-tu sortir à nouveau toute seule après cela ? » La réponse fut un « oui », net et définitif. A Bernard Benattar, une autre légèrement plus âgée, lui répondit que « le sommeil l’avait fui un peu jusque là, mais que cela lui avait fait du bien de parler de l’événement ». Un effet de résilience ?

Liliane Ftouki, responsable régionale du FSJU qui fédère le Casin avec Alexandre Aimo-Boot, également responsable de la LICRA, « le rendez-vous est pris avec toutes les victimes de cet attentat qui se sont déclarées au numéro direct[2] de la permanence d’écoute ou qui le feront peut être dans les jours qui viennent ».

Car, s’il est une certitude, c’est qu’ici et ailleurs, il y aura d’autres attentats dont la barbarie pourrait encore surprendre nos esprits occidentaux. L’hébétude qui saisit encore la ville Nice et sa promenade ne devrait durer qu’un temps. Demain, Christophe Pinna foulera à nouveau le bitume du front de mer et le Nice Jazz Festival, annulé le lendemain de l’attentat et la veille de son ouverture fera vibrer à nouveau le Jardin Albert 1er avec ses artistes internationaux. C’est ainsi que va la vie…pour ceux qui l’aiment. Quant aux barbares qui sacralisent autant la mort, ils n’en ont pas fini de vouloir user et abuser de notre résistance.

Niçois d’adoption et résidant voisin du Jardin, Alphonse Karr écrivait en 1856 « au bord d’une Méditerranée d’eau, on se promène dans un océan de poussière ». Depuis le 14 juillet dernier, la « poussière » a en plus un léger gout de cendres.

Mais demain ?

[1] Voir « Portraits croisés de niçois » en sus

 

[2] CASIN Nice : 04 93 76 00 32 (tous les jours sur rendez-vous et permanence tous les lundi matin)