C’est l’histoire d’une famille qui vit à Salonique, la Jérusalem des Balkans au temps de l’empire ottoman, à l’ombre de la célèbre Tour Blanche. Quand celui-ci s’achève, les Amon, sépharades déjà chassés d’Espagne par Isabelle la Catholique, doivent reprendre le chemin de l’exil . Comme ils sont francophiles, ce sera la France et la petite Jenny, la mère de l’auteur, s’épanouit à Paris. Bien sûr, elle regrette le jardin de chèvrefeuille, l’accent rocailleux de là bas et les délicieuses pâtisseries turques, mais le clan se reconstitue dans le 7ème arrondissement et mène une vie bourgeoise. Etudes, thé dansant, rencontre avec Jacques Benveniste : la mère de l’écrivain Michèle Sarde, s’intègre tout en notant « on devient en apparence comme les autres, tout en restant entre soi ».
Mais la guerre arrive et les judéo-espagnols se découvrent exclus de cette France qu’ils aiment tant . Il faut changer d’identité, se cacher, voir le magasin familial « aryanisé » tandis que les rafles se multiplient. Jenny et les siens, qui rêvaient de terre promise vont se découvrir des parias dont les nationalités chaotiques obtenues dans les années 20 après le départ de Salonique vont déterminer l’identité, donc l’existence. Tout un réseau de solidarité sera nécessaire pour sauver des nazis la petite Michèle, née en 1939, la fille de Jenny et de Jacques, nommée ainsi à cause de Michèle Morgan. A Nice, l’espoir renaît un temps pour les « musiciens » comme les Benveniste s’appellent entre eux, espérant ainsi passer inaperçus mais la nasse finit par se refermer. La famille dispersée, les copains connaîtront l‘horreur des déportations.
La biographe Michèle Sarde, spécialisée dans l’observation des femmes, à qui l’on doit le magistral « Regard sur les Françaises », est fille de cette histoire tragique et pourtant commune. Adulte, elle a longtemps caché son nom, son âge, sa religion et son enfance : au lendemain de la guerre, sa mère, traumatisée, la fait baptiser, lui fait oublier ses origines familiales étrangères, l’Orient et jusqu’au nom de leurs disparus dans les camps nazis. C’est à cette chape de plomb, ce gouffre d’énigmes, auxquels l’écrivain s ‘attaque dans ce texte inclassable, à la fois témoignage, roman et enquête qui rappelle le magistral livre de Daniel Mendelsohn « Les Disparus» mais aussi la démarche littéraire d’ Annie Ernaux, fouillant inlassablement le passé de ses parents.
Il faudra des années et la complicité de sa mère, devenue âgée, pour que la petite Michèle sorte de ce long sommeil fait de dénégation, d’oubli et de silence et raconte ses origines, le sentiment de honte et de différence, cicatrices indélébiles de la Shoah. En redonnant vie aux Valeureux et à leur courage, à Salonique cette ville mythique et disparue « où les trois quart des habitants vivaient sous la loi de Moise » la fille du silence fait sien cet adage « On ne nait pas française, on le devient » et s’applique à elle même la loi du Retour. Un livre original, bouleversant et riche d’enseignements sur les Valeureux et leur histoire mais aussi le nécessaire travail de mémoire, la transmission, la migration et la résilience de ces communautés judéo- espagnoles un peu délaissées.