Tour à tour consultant, formateur, pédagogue et intervenant, Fabrice Teicher œuvre à créer des passerelles dans la société française en luttant contre la radicalisation, l’antisémitisme ou encore les théories du complot.
L’Arche : Vous portez plusieurs casquettes depuis plus de 15 ans ; quel est votre parcours professionnel ?
Fabrice Teicher : Après des études d’histoire, durant lesquelles j’ai rédigé mon mémoire sur l’affaire Garaudy, je me suis penché sur les phénomènes de convergence des extrêmes et de concurrence des mémoires. Parallèlement, j’ai toujours été investi dans le milieu associatif. D’abord comme bénévole puis salarié, jusqu’à président. J’ai grandi aux EEIF avant d’en devenir salarié puis j’ai travaillé durant cinq ans au service pédagogique du Mémorial de la Shoah : j’y développais des activités à destination des scolaires et des groupes (visites, conférences, ateliers). J’ai ensuite eu envie de me tourner davantage vers le présent et l’avenir et je suis devenu directeur d’une ONG humanitaire qui met en place des projets de développement dans une douzaine de pays, en Asie et en Afrique. Parallèlement, en 2005, j’ai créé l’association Passeurs De Mémoires dont je suis le président, qui propose du matériel pédagogique sur les génocides du XXe siècle et ponctuellement, je m’investis dans des actions de dialogue interreligieux, ce qui m’a amené à co-écrire le livre Si loin, si proches (Albin Michel, 2006). Actuellement, je travaille de manière indépendante : d’une part, j’accompagne des associations dans le renforcement de leur structure en tant que consultant ; d’autre part, j’interviens auprès de professionnels (enseignants, éducateurs…), de jeunes et de détenus sur les questions de racisme, d’antisémitisme, de théories du complot ou encore de radicalisation.
On a le sentiment que les projets de lutte contre la radicalisation se multiplient en France. Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous y investir ?
En janvier 2015, j’ai été très touché par les attentats et j’ai aussitôt eu envie d’agir. Je trouvais que beaucoup de projets se mettaient en place sans être forcément pertinents. En janvier, on parlait à la fois de prévention et de répression. Mais après les attentats de novembre, on ne parlait plus que de répression. J’ai constaté qu’il y a eu une focalisation sur l’école et sur la laïcité. Pour moi, il s’agissait là d’une petite partie du problème et de la solution. Il était dommage d’y investir autant de moyens tout en laissant de nombreux sujets et publics de côté. Des sommes colos- sales sont, encore aujourd’hui, allouées à des associations qui ne savent pas quoi en faire. On a privilégié les associations qui avaient pignon sur rue, en leur demandant d’apporter rapidement des résultats quantitatifs. Mais à quel moment se pose-t-on la question de l’impact réel ? Dans le même temps, dans le milieu scolaire, il y a une véritable peur d’aborder les sujets de manière frontale comme celui des préjugés antisémites, par exemple. Dans le milieu carcéral, c’est la même chose. Or, il faut être capable de ne pas avoir de tabou mais aussi de pouvoir gérer cette parole, parfois violente. D’une manière générale, en France, on a du mal à nommer les processus, les victimes, les coupables. Comme dans la formule « les attentats de Charlie Hebdo »… J’ai alors fait deux belles rencontres : Souâd Belhaddad, journaliste et auteur de théâtre, qui travaille sur les préjugés avec des ateliers de 20 heures pour 10 jeunes sur 6 mois ! J’ai choisi de l’accompagner via son association C’est possible en développant un travail à destination des encadrants (éducateurs, enseignants…). Ma deuxième rencontre marquante a été avec Natacha Chetcuti-Osorovitz, sociologue, qui travaille sur les questions de genres, d’égalité hommes-femmes et de préjugés. Grâce à son association CEAFS, je me rends en prison et dans des stages de citoyenneté pour personnes arrêtées pour outrage.
Que pensez-vous du terme de « déradicalisation » qui fait régulièrement débat ?
Au même titre que la laïcité ou la citoyenneté, il s’agit d’un mot fourre-tout. Je ne suis plus attaché aux mots comme j’ai pu l’être auparavant. Aujourd’hui, je veille surtout à ce que mes interlocuteurs et moi ayons une même définition des termes. Je suis membre du Radicalisation Awareness Network, un réseau européen de prévention de la radicalisation. J’y ai appris qu’en Allemagne, par exemple, les programmes de lutte contre la radicalisation englobent à la fois les islamistes et l’extrême-droite. Pour moi, la radicalisation est dans toutes les couches de la société. La libération de la parole raciste se fait de partout et vers partout. En prison, on me demande de lutter contre la radicalisation islamiste. À l’école, je lutte contre la radicalisation des idées.
Que pensez-vous du centre de déradicalisation que le gouvernement ouvre à Beaumont-en-Véron ?
Lorsque vous lisez tous les rapports internationaux liés à la lutte contre la radicalisation, seuls deux points font l’unanimité : ne pas regrouper les personnes radicalisées et inclure l’ensemble des acteurs dans la démarche. Ce que la France fait est l’exact inverse. Dans les prisons, il existe des unités dédiées aux personnes radicalisées qui concernent 117 personnes, sur 80 000 détenus au total. Le centre de déradicalisation regroupera, lui, 35 jeunes. Je trouve qu’on met beaucoup d’argent pour un pourcentage infime d’individus concernés. Par ailleurs, on a du mal à faire travailler ensemble les différents acteurs concernés dans les projets de lutte contre la radicalisation (éducateurs, enseignants, imams, famille…) En commençant à intervenir en prison, j’ai réalisé à quel point l’administration pénitentiaire manque cruellement de moyens pour contrôler ce qui se passe en son sein. Les personnels sont en sous-effectifs et surchargés de tâches. Jamais on ne m’a demandé ce que je racontais aux détenus. Pourtant, à chaque fois que je me rends en prison, je ressors avec l’impression d’avoir appris davantage que je n’ai transmis aux détenus rencontrés. Leur violence est dirigée contre la justice, contre l’institution, contre les gardiens. Moi je suis plutôt vu comme un intervenant extérieur qui ne les juge pas. D’ailleurs, je ne connais pas la raison pour laquelle ils sont là. Ils apprécient l’espace de parole que je leur offre car ils ont le sentiment que l’on ne peut plus parler de religion ou de politique en prison. Leur principale préoccupation concerne la sortie, pas vraiment les juifs. D’ailleurs, la question de l’âge est cruciale : j’ai observé que les plus de 35 ans avaient grandi avec des juifs en banlieue et n’avaient, pour la plupart, aucun problème d’antisémitisme. Les plus jeunes, eux, n’ont pas connu de juifs qui ne sont plus présents dans certains quartiers populaires. La fin de cette mixité a généré la naissance de fantasmes.
Quelle est votre recette pour prévenir la radicalisation en prison ?
J’ai revu mes exigences à la baisse en commençant à intervenir. J’essaie de semer du doute, de susciter de l’empathie et d’aider les gens à se construire leur propre identité. Mais je me bats surtout pour que les actions s’inscrivent dans la durée, sur des petits groupes et en coordination avec d’autres acteurs. À chaque fois que je propose 2 jours d’intervention, on me demande 2 heures… Mais avec le temps, j’arrive à obtenir plus d’espace. Ainsi, le mois prochain, je démarre une formation de 5 jours sur 5 mois pour 15 éducateurs de l’OPEJ. Il faut être très humble, chacun apporte sa pierre à l’édifice. Lorsqu’au bout de trois heures avec dix détenus, j’observe un déclic dans leurs yeux ou dans leurs paroles, je pars en passant le relais à quelqu’un d’autre. À l’échelle d’un groupe, les choses bougent. Mais rien ne garantit qu’ils ne fassent pas marche arrière par la suite. D’où l’importance de former les encadrants qui les accompagnent toute l’année.