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France

Le diagnostic du docteur Alain Duhamel

Journaliste et essayiste, Alain Duhamel observe la vie politique française depuis plus de 50 ans. Il est actuellement éditorialiste sur RTL, après avoir été chroniqueur notamment pour Le Monde, Libération ou encore les radios France Culture et Europe 1.

Dans son dernier livre, Les pathologies politiques françaises, publié chez Plon,  il tente d’ étudier différents blocages qui ont été récurrents dans l’histoire politique de notre pays. Il distingue 8 pathologies typiquement hexagonales: l’inconstance, le déclinisme, l’égalitarisme, le nationalisme, le conservatisme, l’extrémisme, l’intellectualisme, et la discorde. Il éclaire ce diagnostic pour L’Arche.

L’Arche: Qu’est-ce qui vous a donné l’idée d’analyser la vie politique française sous l’angle de ses pathologies récurrentes ? 

Alain Duhamel: Je m’intéresse depuis très longtemps au caractère politique des Français. J’ai voulu essayer de définir ces pathologies sur la durée. Je remonte donc systématiquement à travers l’histoire pour qu’il ne s’agisse pas simplement de dérèglements passagers mais de traits de caractère permanents. Je pense, et espère faciliter un peu une prise de conscience et la nécessité d’un certain nombre d’évolutions.

Vous évoquez l’inconstance, avec une illustration très forte: de 1981 à 2012 toutes les élections législatives à l’exception de celle de 2007 s’achèvent par la déroute des sortants. Nous sommes les seuls à nous comporter ainsi. Est-ce que le fait d’être mécontent est inscrit dans notre ADN ?

L’instabilité française est une longue tradition. Sous la monarchie il y avait une stabilité apparente, mais en réalité il y avait des luttes, des factions, des remises en causes et des complots permanents. Ensuite depuis la révolution nous avons eu 15 constitutions, donc 15 régimes, et 14 soulèvements d’une façon ou d’une autre. C’est quand même la démonstration la plus incontestable d’instabilité chronique, puisque nous sommes le seul pays au monde à avoir fait cela. La Ve République a été bâtie de force par le général de Gaulle pour introduire de force la stabilité, donc combattre cette instabilité. Cela a marché avec lui, peut-être avec Pompidou, ensuite cela s’est déréglé. Depuis 1981, une majorité élue est une majorité battue la fois d’après. Les Français vivent mal les crises économiques qui se sont succédé, mais tous les pays les vivent mal, et n’en tirent pas comme conséquence qu’il faut obligatoirement renvoyer à leurs foyers les majorités sortantes. Le résultat de cela est qu’en France il ne peut pas y avoir de politique économique durable. Or le succès d’une politique économique passe d’abord par une certaine stabilité.

Poussons-nous ainsi nos présidents à l’inaction ?

Il y a un cercle vicieux. Plus il y a d’instabilité moins les gouvernants sont tentés de prendre de risques, moins ils sont courageux, ce qui aboutit à des demi-mesures, donc à des demi-échecs. L’instabilité fabrique de la velléité qui entraîne de l’insatisfaction, de l’inefficacité, donc de nouveau de l’instabilité !

Vous allez un peu plus loin en parlant même d' »énormes réformes de structure » auxquelles la France s’est refusée. Vous voulez dire que nos dirigeants savent ce qu’il faut faire mais sont trop lâches pour le faire ? 

Il y a en tout cas de la prudence. Les gouvernants savent que leur position est fragile. Ils sont d’ailleurs minoritaires en France dès qu’ils arrivent au pouvoir, c’est aussi cela qui nous différencie d’autres pays. Il y a en ce moment au minimum 40% de Français qui votent pour des partis anti-systèmes. L’extrême-droite représente 30%, l’extrême gauche au sens large fait autour de 15%. Une majorité élue, même à 52% des voix, ne représente en réalité qu’1/3 des français. Et je ne parle même pas des abstentionnistes dans ce calcul-là. Tout pouvoir en France est fragile et fugitif. Evidemment cela entraîne la pusillanimité des membres du gouvernement, inévitablement !

Une des causes de ce mécontentement, est, vous semblez dire, que nous ne nous aimons pas nous-mêmes. D’où vient ce désamour ? 

Cela vient de beaucoup d’orgueil du passé. Aujourd’hui, objectivement, la France n’est plus la première puissance du Monde. C’était une nation militaire, expansionniste, dominatrice. Les Français se souviennent de cela, tout comme de l’empire de Napoléon Bonaparte. Cela créé une espèce d’admiration nostalgique, qu’ils opposent à leur statut aujourd’hui qui est forcément diminué. En réalité, notre position est tout à fait honorable, pas du tout effacée, mais elle est inférieure à celle d’autres périodes. Nous n’avons plus d’empire, nous ne cherchons plus – Dieu merci – à conquérir le reste de l’Europe. On se glorifie de ce qu’on a été, et on se désole de ce qu’on est devenus. C’est quelque chose de très paralysant pour un peuple, pour une majorité, pour un gouvernement, parce que ça dissuade l’énergie, la volonté et la constance. Le paradoxe est que le déclinisme français est né en même temps que le sentiment national ! Le premier livre décliniste – brillantissime et remarquablement écrit – est « Le siècle de Louis XIV » de Voltaire. Il arrive juste après le règne de Louis XIV. A partir du début du XVIIIe siècle en gros, les Français ont le sentiment du déclin ! Ce qui est une réaction assez aberrante, démentie par les faits. Les Français vivent plus mal que les autres leurs échecs, et probablement transfigurent leur succès a posteriori… tout cela est paralysant.

Dans le tableau sombre que vous faites, il y a celui de l’éducation qui est assez effrayant. Vous décrivez un système qui à force de chercher à être égalitaire à tout prix, y compris au mépris de la logique, devient absolument injuste… 

Ma thèse est que l’égalitarisme est le pire ennemi de l’égalité. Dans le système scolaire français, on aboutit à des résultats qui font que dans le classement PISA, on est 23e. Alors qu’on est un des deux ou trois pays au monde qui le plus tôt ont organisé l’instruction publique et ont fait des efforts pour cela. On a été en avance, et maintenant on est en retard.

Quand est-ce que s’est produit le décrochage ?

Il y a 40 ans. On a très mal géré la massification de l’enseignement. On savait gérer un système à deux vitesses, avec des lycées bourgeois fabriquant de l’excellence et des établissements populaires préparant aux métiers manuels. A partir des années 70, il y a eu la volonté du même type d’éducation pour tout le monde avec notamment l’introduction du collège unique. Le résultat est qu’il y a toujours des pôles d’excellence qui existent. Ils rusent avec le règlement mais y parviennent très bien. Et cela a été une dégradation progressive, avec une dévalorisation des métiers manuels, avec un recul de l’apprentissage qui en France a toujours été insuffisant, et un outil pédagogique manifestement inadapté.

Vous appelez notamment de vos vœux la sélection à l’entrée des universités. 

Bien sûr. Il faut partir de la réalité si l’on veut arriver à l’idéal. On n’y arrive jamais en partant de l’irréalisme.

Est-ce que notre système social, qui est souvent l’objet de critiques, d’appel à la réforme, n’a pas aussi été précieux lors de la crise de 2008, par exemple ? 

Le système social français est le plus généreux du monde avec celui du Danemark, suivi de très près par la Suède. Il est aussi incontestablement le plus protecteur. La question est de savoir à quel prix. Le prix est que la faculté de transformation, d’adaptation et de modernisation a progressivement ralenti – sans avoir totalement disparu. Si l’on reprend l’exemple du système scolaire, dès que l’on veut faire une réforme un peu ambitieuse, automatiquement on a une levée de boucliers générale, avec les parents d’élèves, les enseignants, les syndicats et les élèves eux-mêmes qui en général finissent dans la rue. Et tout le monde recule. On assiste aux mêmes réflexes sur les réformes des retraites par exemple. Les Français adorent la nouveauté et détestent le changement. Ils aiment les têtes nouvelles, les idées nouvelles, mais dès qu’on entre dans le corps du sujet et que l’on souligne quelles seront les conséquences, ils se braquent et ils bloquent. L’histoire de la loi travail en est le dernier exemple.

Vous évoquez également les médias, que vous trouvez trop pessimistes. « Les gens heureux sont les clandestins de l’information », dites-vous. Est-ce vraiment une spécificité française que d’ignorer les gens qui n’ont pas de problèmes, et les trains qui arrivent à l’heure ?  

Disons que c’est une pente générale des médias libres. Les seuls médias optimistes sont les médias tyrannisés ! Chez les médias libres, pour démontrer son esprit critique, on noircit tout. Les Français sont particulièrement doués pour cela, ce qui d’ailleurs est tout à fait cohérent avec le déclinisme. En France 15% de gens sont en-dessous du seuil de pauvreté. Il y a également 15% qui craignent le déclassement et qui peuvent être anxieux sur leur avenir. Et il y en a 70% qui vivent très correctement et qui n’ont pas été atteints par la crise. On ne parle jamais de ces 70%, ou alors ils représentent une très petite minorité des sujets traités.

Est-ce qu’il y aurait des lecteurs si on le faisait ? 

Il ne s’agit pas d’écrire dans les journaux que nous sommes dans le meilleur des systèmes du monde, et qu’il n’y a pas de problème. Mais entre décrire les choses telles qu’elles sont et les noircir systématiquement, il y a une différence.

Le terreau décrit dans votre livre est évidemment très fertile pour l’extrémisme, auquel vous consacrez tout un chapitre. Le succès des thèses antisémites et complotistes va dans le même sens, selon vous ? 

Il en est l’une des pires illustrations, l’une des plus constantes, et l’une de celles par-dessus le marché qui sont développées par les réseaux sociaux, Internet, avec l’anonymat qui peut y régner et l’espèce de défoulement haineux qui s’y produit.

Vous semblez presque dire dans ce livre que ce n’est pas à nos dirigeants de changer, mais à nous tous, Français…  

Aux deux. Les élites aujourd’hui se détournent de la politique pour aller dans le secteur privé où  elles réussissent en général très bien. Il y a aussi les responsabilités personnelles des Français eux-mêmes. L’instabilité, ce ne sont pas les élites, ce sont les électeurs ! Ce sont eux qui décident de renvoyer chaque majorité ou de changer de régime.

La seule exception dans tout ce que vous dites est l’élection de Sarkozy en 2007. Quoi que l’on pense de lui et de sa politique, il y a eu à ce moment-là une parenthèse où les Français ont confirmé une majorité en place, et voté pour un réformateur. Qu’est-ce qui explique cela ?

D’abord le charisme personnel de Sarkozy qui fait qu’il est en général excellent en campagne techniquement. Ensuite, en 2007, il a su donner le sentiment d’un dynamisme personnel qu’il avait mis en scène pendant qu’il était ministre de l’Intérieur de l’Economie et des Finances. Il a su restaurer un peu d’optimisme pour une courte période. C’est la dernière fois où les Français ont vraiment cru qu’il pouvait se passer des choses positives et non irréalistes. C’est ce qui l’a fait élire. Je regrette qu’en 2012 il ait choisi un autre registre, ce que l’on appelle l’idéologie des frontières… et qu’il récidive cette fois-ci.

Voyez-vous dans le paysage politique actuel, avec les primaires qui s’annoncent, une prise de conscience des idées que vous défendez dans ce livre ?  

De ce que j’ai vu jusqu’à présent il y a plutôt la tentation de la démagogie que la tentation de la vertu…

A gauche comme à droite ? 

Absolument. Les uns rêvent et les autres mentent.

Propos recueillis par Ilan Malka