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Israël

Dennis Ross : « Les Palestiniens vont devoir accepter qu’Israël est le pays du peuple juif »

L’ancien envoyé spécial américain au Proche-Orient, conseiller de Barack Obama et d’Hillary Clinton, s’exprime en exclusivité dans l’Arche sur Pérès, la Syrie, l’Irak, Daesh et la redistribution des cartes dans la région.

 

L’Arche : Shimon Pérès était à la fois considéré comme l’homme qui a construit l’infrastructure militaire israélienne et l’homme qui s’est battu de manière acharnée pour qu’Israël puisse faire la paix avec ses voisins. Comment percevez-vous la manière dont il a conjugué ces deux stratégies ?

Dennis Ross : Il faut porter un regard sur Shimon Pérès en prenant en compte l’ensemble de sa carrière, qui va de pair avec la majeure partie de l’existence d’Israël et son évolution. Pérès est l’homme qui a construit l’establishment militaire et qui l’a construit de manière à assurer la survie d’Israël lorsque ce pays était cerné par des pays qui rejetaient tous sa propre existence. Quand il a senti qu’Israël était assez fort, et que cela n’affaiblirait pas Israël militairement, Pérès a estimé que cette force permettait à Israël de poursuivre la paix. Cette poursuite permettant à Israël d’accomplir sa mission principale, celle de la voie du progrès, du développement. Et l’accomplissement de la vision et de l’éthique du sionisme : un État juif et démocratique prospère. Lorsque je l’ai rencontré à Paris, j’ai vu que cet homme comprenait ce que cela impliquait de survivre au Moyen-Orient, où la puissance est un élément non négligeable et où ceux qui ne l’avaient pas souffraient en général. Mais Pérès comprenait aussi que la puissance elle-même n’était pas suffisante. Et pour Israël, accomplir sa promesse et celle sur laquelle repose le sionisme, la paix était nécessaire. Et elle devint aussi possible. Israël ne pouvait ni l’imposer ni la créer tout seul. Cela nécessite des partenaires. Pérès voyait les risques qu’il y avait en ne poursuivant pas le chemin de la paix, tout en prenant des risques dans ces négociations de paix.

 

Pérès a été régulièrement présenté comme un idéaliste, mais s’agit-il pour vous d’une approche finalement très réaliste ?

Certains ont perçu Pérès comme un rêveur. Moi je l’ai vu comme un visionnaire. Une vision basée sur une compréhension profonde de la réalité.

 

Quand l’avez-vous rencontré pour la première fois ?

En 1986. À l’époque, il était Premier ministre dans le gouvernement d’union nationale avec Itzhak Shamir. Chacun à son tour dirigea le pays pendant deux ans.

 

Qu’incarnait-il de particulier à vos yeux ?

Avec l’âge, Pérès n’a jamais perdu sa curiosité. Il lisait sans cesse. À chacune de nos rencontres, il me parlait du livre qu’il venait de lire. Lors de notre dernier déjeuner ensemble, il a passé la plupart du temps à me parler des recherches en cours sur le cerveau. Sur le fait que nous n’utilisions qu’une petite partie de notre cerveau et que la science n’allait pas seulement réussir à guérir de nombreuses maladies liées au cerveau, mais que notre capacité en tant qu’individus à accomplir beaucoup plus de choses serait déchaînée. À 92 ans, Pérès me parlait de neurosciences et des dernières trouvailles concernant les recherches sur le cerveau, tout cela en déjeunant ! Cette image le représentait tellement bien. Il y avait en lui une vivacité d’esprit en ébullition constante. Il cherchait tout le temps. S’intéressant à ce que l’horizon apportait de nouveau et comment exploiter cela au mieux.

 

Vous avez joué un rôle important dans les pourparlers de paix entre Israël et la Jordanie. Comment se fait-il que cette paix tienne aussi bien depuis plus de vingt ans ?

La clé se trouve dans un intérêt mutuel et fort. La Jordanie est un cas intéressant car une grande partie de sa population est palestinienne. Le roi trouve un juste milieu concernant la compréhension de l’importance de la paix. À la fois en tenant compte du grand nombre de ses concitoyens ayant des proches en Cisjordanie. Lesquels expriment une inquiétude croissante sur la nature continue du conflit. Et en même temps, il y a une réelle conscience vis-à-vis de la convergence d’intérêts stratégiques et pratiques. La Jordanie fait face à des menaces et Israël peut l’aider à les affronter. Les intérêts mutuels et solides qui sous-tendent ces accords sont compris à la fois par les dirigeants jordaniens et israéliens. Bien qu’il n’y ait pas encore de paix particulièrement chaleureuse. Cela ne pourra réellement advenir qu’une fois trouvée une résolution de la question palestinienne.

 

Que doivent faire les Palestiniens et les Israéliens pour arriver à cette paix ?

À l’arrivée, les deux parties doivent accepter les besoins basiques d’autrui. Les Israéliens vont devoir trouver un moyen de vivre au côté d’un État palestinien indépendant tout en accordant peut-être une autonomie limitée, comme cela existe pour d’autres pays. Les Israéliens vont devoir accepter qu’il y aura un État palestinien et que ses dirigeants prendront des décisions qui leur sont propres. Les Palestiniens vont devoir accepter qu’Israël est le pays du peuple juif. À ce jour, ce n’est pas encore le cas. Ses dirigeants ne l’admettent toujours pas.

 

Comme cela fut démontré récemment par l’affaire de l’Unesco ?

Le double problème avec cette résolution est qu’elle ne nie pas seulement la connexion d’Israël avec Jérusalem mais celle du peuple juif tout entier ! La foi juive est indissociable de Jérusalem. Que disent les juifs à Pessah ? L’an prochain à Jérusalem ! Essayer de nier cette connexion est une manière de remettre en cause la foi juive. Cela devient très difficile de se réconcilier avec ceux qui nient votre foi. Il s’agit d’une des plus scandaleuses décisions et elle bénéficie d’une attention bien au-delà de ce qu’elle mérite.

 

Que pensez-vous du rôle grandissant de la Russie et de la Chine au Moyen-Orient ?

Il est bien différent dans les deux cas dont vous parlez. Celui de la Russie est un rôle déstabilisant, actuellement. Le fait que la Russie utilise sa puissance militaire pour garder Assad au pouvoir, vider la ville d’Alep de sa population, et défier les normes basiques de la civilisation… Il devrait y avoir des zones qui sont au-delà des limites d’un conflit militaire, à l’abri des attaques. Les citoyens ne sont pas des cibles légitimes. Les Russes bombardent des hôpitaux et soutiennent un dirigeant qui a commis un nombre incalculable de crimes de guerre. Faire face à des menaces claires est une chose, mais investir le Moyen-Orient en soutenant ceux qui sont responsables des violations les plus flagrantes de droits de l’homme et qui commettent des crimes contre l’humanité n’est pas une manière de construire une stabilité et un respect pour des normes internationales. En ce qui concerne la Chine, c’est différent. Bien qu’ils aient soutenu les Russes au Conseil de sécurité en bloquant toute résolution appelant à changer la situation sur le terrain, les Chinois n’y sont impliqués qu’indirectement. L’approche chinoise se focalise sur leurs intérêts économiques dans la région. Il n’y a rien d’illégitime à cela. Leurs relations bilatérales dans la région dépendent plutôt d’une certaine stabilité.

 

On parle aussi d’une inquiétude croissante en Chine concernant le nombre de ressortissants qui rejoignent l’État islamique.

Il y a certes des volontaires issus des régions musulmanes de Chine, mais ce nombre n’est pas très élevé. Par contre, il y a une réelle implication de nombreux Tchétchènes.

 

Quelles sont, selon vous, les mesures à prendre au plus vite en Syrie ?

Il n’y a plus de bonne réponse. Une partie du problème se situe dans la façon dont la communauté internationale a permis à la situation de se détériorer autant. La détérioration a commencé lorsqu’il n’y avait pas de réponse concrète aux agissements d’Assad. Lequel est devenu un aimant pour toutes sortes de terroristes, de djihadistes souhaitant se battre. Un vide a été autorisé à se développer en Syrie. Lorsqu’en 2011, l’opposition syrienne était dominée par des laïcs, ils n’ont pas reçu le soutien dont ils auraient dû bénéficier. Assad a déclaré et imposé une guerre à sa propre population. En ne soutenant pas les forces laïques, les forces islamistes ont pu émerger, devenant graduellement l’opposition la plus forte. Il faut au plus vite mettre en place des zones de protection en Syrie. Il faut imposer un coût aux Syriens et aux Russes afin que Poutine ait un intérêt réel à ce que le conflit cesse. Actuellement, Poutine est plus intéressé par la création d’une partition de facto du pays. On ne peut rien mettre en œuvre en Syrie tant qu’il n’y a pas de réel cessez-le-feu et puis un processus politique réel où une transition devient viable avec le temps. Tant que le comportement des Russes est ce qu’il est, cela ne pourra pas se faire.

 

Les Kurdes pourraient-ils eux aussi consolider un pouvoir indépendant dans une région autonome ?

La Turquie a mis en place une zone protégée. On a entendu tout un tas d’arguments sur le fait que c’était impossible et que cela coûterait énormément. La Turquie a pourtant réussi à le faire, sans que cela ne coûte beaucoup. Je me réfère à cela car, en lien avec votre question, une des raisons pour laquelle ils l’ont fait, c’est qu’ils ne voulaient pas que le YPG puisse se trouver en position de bénéficier d’un couloir d’Afren dans l’Ouest à Kobané, dans l’Est le long de leur frontière. Le fait que cela se soit réalisé affecte la capacité des Kurdes à jouir d’une région autonome. La vraie réponse ici est de mettre le focus avec la Turquie sur la mise en place d’un processus de paix entre la Turquie et les Kurdes. Si tel est le cas, cela facilitera aussi les choses en Syrie avec les Kurdes.

 

Erdogan est-il réellement motivé par cela ?

Voyons ce qui se passera une fois que la prochaine présidence américaine sera installée.

 

Quels sont, d’après vous, les principaux succès et échecs de l’administration Obama ?

Je pense qu’Obama a connu un grand succès avec l’accord sur le climat. À la fois sur les avancées nationales à ce sujet, mais aussi dans les négociations internationales. Et aussi dans la manière dont il est arrivé au pouvoir alors que la situation économique était en dépression et d’avoir fait basculer tout ça. Je pense qu’il n’a pas toute la reconnaissance qu’il mérite dans ces deux dossiers. L’accord avec l’Iran est à la fois son plus grand succès diplomatique et celui qui comporte les plus grandes faiblesses. Sa force est de permettre de gagner quinze ans. L’accord ne force pas les Iraniens à abandonner leur option d’arme nucléaire. Mais la faiblesse est qu’au bout de ces quinze ans, cela permet aux Iraniens de jouir d’une aussi grande infrastructure nucléaire industrielle qu’ils le désirent. Il n’y a pas de limitation sur la taille ni sur la qualité. Cela signifie que l’option d’une arme nucléaire au bout de quinze ans est toujours viable. L’Iran bénéficiera d’une infrastructure qui le permettra. La distance à parcourir sera très courte. Si l’on ne fait pas plus pour assurer que cela ne sera pas toléré, les sanctions une fois les quinze ans passés seront inefficaces. Ils seront en capacité d’accepter les sanctions et de confronter le monde avec leur arsenal nucléaire. Le monde doit faire comprendre à l’Iran que s’ils ne respectent pas leurs engagements, l’option ne sera pas des sanctions mais une opération militaire permettant de démanteler les infrastructures nucléaires. Plus tôt et plus clair le message envoyé, plus les Iraniens comprendront qu’ils ont à y perdre tous leurs investissements. C’est nécessaire, afin d’éviter toute tentation le long de la route, de vouloir confronter le monde avec un arsenal militaire abouti. Il faut que les Iraniens comprennent qu’ils doivent y renoncer pour de bon.

 

Avec la montée de Daesh et les nombreux attentats de par le monde, l’Arabie saoudite et le Qatar ont-ils été contraints de limiter leurs financements de mouvements djihadistes, à la fois dans le monde arabe et en Occident ?

Il y a une grande différence aujourd’hui entre l’Arabie saoudite et le Qatar. L’Arabie saoudite n’est plus active dans le soutien aux groupes islamistes, contrairement au Qatar qui continue de soutenir les Frères musulmans partout dans le monde. Les Frères musulmans n’utilisent pas les mêmes techniques, mais une idéologie similaire aux groupes djihadistes. Les Saoudiens sont aujourd’hui dans un processus de modernisation à l’intérieur du pays et pour contrer les Iraniens à l’extérieur. Ils changent leur système éducatif. Ils ne financent plus les madrasas dans le monde. Ils ne faut donc pas les mettre dans la même catégorie.

 

L’élan de modernisation du monde arabe a été souvent stoppé par de l’argent qatari, comme en Tunisie avec le soutien aux mouvements islamistes lors des élections.

Cela confirme que la pression doit être mise sur le Qatar bien plus que sur l’Arabie saoudite. Qu’ils cessent de financer les partis et groupes islamistes. Ils ne financent pas l’État islamique mais des mouvements comme les Frères musulmans dont les objectifs sont plus ou moins les mêmes.

 

La manière dont le Qatar investit massivement dans les attractions populaires comme le sport en achetant des équipes, la diffusion des matchs et des études sur le sport montre-t-elle une volonté d’améliorer leur image dans le monde ?

La meilleure manière d’améliorer leur image serait d’arrêter de soutenir des groupes islamistes. Et cette amélioration serait alors méritée.

 

Dennis Ross, Doomed to Succeed : The U.S.- Israel Relationship from Truman to Obama. Editions Farrar, Straus, and Giroux.