C’était l’époque où il y avait des Mensch, des vrais.
Ce mot allemand signifie « homme, être humain ».
Mais en yiddish, il revêt une autre connotation. Un Mensch, c’est un homme intègre, de qualité, « quelqu’un de bien ».
Henry Bulawko était un Mensch.
Cet homme d’automne, né le 25 novembre 1918 et décédé le 27 novembre 2011, était… un journaliste, un écrivain, un humoriste, un historien, un militant, et un grand amateur de romans policiers.
Mais c’était aussi plus que ça : un homme de conviction, militant sioniste engagé (il n’était pas rare de le voir en chemisette blanche, le col ouvert comme Ben-Gourion et les autres fondateurs d’Israël) et un témoin de la déportation, qui savait raconter l’indicible et qui s’est battu pour que l’ensemble de la nation sache ce qu’a été la Shoah.
Toute histoire d’un juif se mélange à la géographie.
l’itinéraire de Henry Bulawko n’y a pas échappé.
Il est né à Lida en Lituanie, désormais en Biélorussie. Son père est propriétaire d’une scierie et… rabbin. En 1925, il décide de venir s’installer à Paris avec sa famille, sa femme et ses cinq enfants dont Henry qui a sept ans. À la maison, tout le monde ne parle que le yiddish. La rencontre avec le pays des droits de l’homme n’est pas évidente.
Henry Bulawko tourne le dos à la religion et s’engage dans l’Hashomer Hatzaïr, mouvement sioniste marxisant qui prône l’établissement d’une société égalitaire fondée à partir des kibboutz sur la terre d’Israël.
Quand éclate la deuxième guerre mondiale, Henry Bulawko s’investit dans le comité de la rue Amelot. On y fournit des repas, on prodigue des soins médicaux, fabrique des faux papiers d’identité, et on envoie des enfants en zone sud.
Henry Bulawko est l’adjoint de David Rapoport au comité, jusqu’à son arrestation en novembre 1942 au métro du Père Lachaise. Un inspecteur l’accuse d’avoir caché son étoile jaune sous un livre. On l’interne à Beaune-la-Rolande puis à Drancy.
Le 18 juillet 1943, le convoi 57 part de la gare de Bobigny pour Auschwitz. Henry Bulawko, qui n’a que 25 ans, essaie de s’échapper de son wagon plombé avec d’autres jeunes hommes de son âge. Mais des mères de famille qui ont peur de représailles pour leurs enfants, les en dissuadent.
Arrivé à Auschwitz, Henry Bulawko est tatoué comme tous ses compagnons par des déportés. »À partir de ce moment-là, nous n’étions plus des êtres humains. Nous devenions des numéros ». Un des juifs montre aux nouveaux venus la fumée qui se dégage de la cheminée. Il leur dit en yiddish : « C’est la fumée du ciel. On brûle les femmes et les enfants ».
Pendant 18 mois, Henry Bulawko trouve la force de résister et d’échapper miraculeusement à la mort. En janvier 1945, l’armée rouge s’approchant, les nazis organisent la marche de la mort. Sans ordre précis, nerveux, ils abattent des déportés juifs au hasard, sans raison.
Un jour, Henry Bulawko voit arriver les troupes russes. Un officier lui annonce : « Hitler kaputt ! » Pendant trois mois il reprend des forces et organise même des concerts avant de regagner la France en mai 1945.
En arrivant par train à la gare de Lyon, il assiste à un spectacle bouleversant. Des familles juives sont venues avec des photos de leurs bébés, enfants, conjoints, parents. Elles demandent aux rescapés : « Les connaissez-vous ? Savez-vous s’ils sont vivants ? » Henry Bulawko n’a pas de réponse à donner. Dans la foule, il reconnaît son frère, qui lui dit tout simplement : »On rentre à la maison ! Maman t’attend ».
Après la fin de la guerre, Henry Bulawko croit annoncer : »Je referme cette parenthèse atroce ». Il consacre beaucoup de son temps à soutenir la fondation de l’État d’Israël et à l’accompagner une fois né. Il préside l’Hashomer Hatzaïr, fonde avec le docteur Bernard Ginsburg le cercle Bernard Lazare, proche du parti politique Mapam aujourd’hui disparu et dirige les cahiers Bernard Lazare, revue profondément engagée pour la gauche israélienne et la paix au Proche-Orient.
On retrouve aussi Henry Bulawko au Congres juif mondial où il milite avec Nahum Goldman et au CRIF dont il deviendra le vice-président d’honneur à vie.
Mais le passé le rattrape. Il témoigne dans les écoles, les médias, et tous les lieux qui s’ouvrent à lui.
Henry Bulawko préside la commission du souvenir du CRIF. Chaque année, il organise la commémoration de la révolte du ghetto de Varsovie et celle de la rafle du Vel d’hiv avant de convaincre François Mitterrand de lui donner une dimension officielle en 1993 sous la forme d’une journée nationale à la mémoire des victimes des crimes racistes et antisémites de l’État français, élargi par la suite à un hommage aux « justes de France ». Henry Bulawko, qui préside également l’amicale des déportés d’Auschwitz a sa part
dans la déclaration de Jacques Chirac qui reconnaît en 1995 la responsabilité de la France dans la déportation des juifs. Le président de la République de l’époque fait part de la « gratitude et de l’admiration de la France à l’ancien déporté », qui également proche du cardinal-archevêque Jean-Marie Lustiger élabore avec lui le concept de la déclaration de repentance des évêques de France en 1997.
Un jour, une amie proche avait demandé à Henry Bulawko : « Que se passera-t-il quand il il n’y aura plus de témoins ? »
Avec son humour habituel, il lui avait répondu : « Mais tu veux ma mort? »