Dans « L’histoire confisquée de la destruction des Juifs d’Europe » paru aux PUF, Georges Bensoussan analyse la façon dont est utilisée la mémoire de la Shoah, à tort et à travers, et la façon dont elle empêche d’appréhender le présent comme un événement inédit.
La mémoire de la Shoah n’a pas permis de délégitimer l’antisémitisme. Malgré le travail faramineux entrepris par les institutions privées et publiques depuis 70 ans, pour empêcher que l’Histoire se répète, l’antijudaïsme fait peau neuve. L’institutionnalisation de l’émotion n’a pas réussi à empêcher le retour de l’horreur. Pire, cette tragédie est utilisée comme une vulgaire arme politique, comme le démontre Georges Bensoussan dans son nouvel ouvrage : « L’histoire confisquée de la destruction des Juifs d’Europe, usages d’une tragédie » (PUF).
Dans cet essai, l’historien déplore les différentes instrumentalisations qui sont faîtes de l’Evènement, fidèlement à ce qu’en avait dit Pierre Nora : « l’Etat fait du travail historique, un acte politique ». Comme la Troisième République a exploité la Révolution française, le nouveau monde érige ce massacre en événement culturel et historique (dans les arts, l’Histoire, le cinéma etc.), ce qui paradoxalement la dénature, l’édulcore, la rend supportable. Cette surabondance de commémorations pourrait laisser croire que l’Europe a pris la pleine mesure de la catastrophe, mais pour l’auteur, cela a permis de mieux la nier.
Cette obsession mémorielle est également utilisée par d’autres communautés pour dénoncer la concurrence victimaire. A présent, en plus d’être accusé d’être un peuple de milliardaires, propriétaire puissants des médias, en train de conspirer en permanence, les Juifs sont pointés du doigt pour s’octroyer le monopole de la souffrance et de l’empathie. « Le culte mémoriel de la Shoah fait ainsi converger concurrence sociale et concurrence mémorielle pour nourrir de concert un puissant ressentiment antijuif », explique M. Bensoussan. Voilà tout le paradoxe de l’entreprise : faire de la Shoah une religion civile s’est retournée contre elle-même, au point de devenir un nouveau facteur d’antisémitisme, un nouvel argument de violence contre les juifs.
Une catastrophe est toujours inédite
Autre instrumentalisation à la mode : ceux qui usent de la Shoah pour confectionner une grille de lecture à partir de laquelle penser l’avenir. Or il se trouve que, comme le rappelle l’historien, le présent est toujours inédit, non-advenu. Chaque catastrophe a sa propre logique et se doit d’être anticipée singulièrement. « Loin de prendre la mesure du phénomène, les élites juives françaises continuent de raisonner à partir des schémas obsolètes des années 60-70, lesquels correspondent à un autre type d’antisémitisme » explique l’auteur, qui déplore que l’expression « les heures les plus sombres de notre histoire » soit si galvaudée.
Quant à la question : faut-il cesser partiellement ou totalement d’enseigner la Shoah pour éviter ces usages blasphémateurs, l’auteur propose pour y répondre, une autre alternative. C’est l’approche moralisatrice et compassionnelle qu’il faut écarter selon lui. Car « la compassion de la violence ne protège pas de la violence, mais elle incite à une agression nouvelle » explique-t-il, lucide. Et puis : « Avant de parler des juifs morts, parlons des juifs vivants, car le judaïsme est en perpétuel mouvement », ajoute-t-il.