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France

Le poids du nom

Évidemment, la transmission oblige. Elle fonde des contraintes auxquelles on ne coupe pas. Bien sur, personne n’est obligé de mettre ses pas dans ceux d’un parent ou d’un ascendant célèbre et adulé. Mais comment agir lorsqu’un entourage pressant assigne à l’héritier d’assurer la relève. Combien d’enfants de stars se sont atrocement plantés en voulant faire comme papa ou maman ? Je ne citerai personne, mais pour un Claude Brasseur, une Charlotte Gainsbourg ou une Lisa Minelli, combien de Napoléon le petit, combien d’échecs, combien de drames ?

Evidemment, on risque moins de se bruler les ailes lorsque l’on lorgne du côté des sciences sociales, même si des éléments de sa parentèle sont considérés comme des vedettes internationales du genre. Je m’appelle Robert Mauss et mon grand-père Henri dirigeait à Epinal préfecture des Vosges, la Fabrique de Broderies à Main Mauss-Durkheim. Pour faire court, mes oncles Marcel Mauss (1872-1950) et Emile Durkheim (1858-1917), sont considérés comme les pères fondateurs de la sociologie française, et même de la sociologie tout court avec quelques intellectuels d’exception comme l’allemand Max Weber et le polonais Bronislaw Malinowski.

Croyez-moi en décidant d’étudier les Sciences Politiques cette affaire m’avait complètement échappé. J’aurais dû me méfier, mais voilà j’étais très jeune, d’une naïveté rare et passionné par la vie politique et le sort des peuples. Avec le recul, je comprends comment j’avais occulté la quête familiale du successeur de ces deux gloires. Dès que l’un des rejetons rapportait une note supérieure à la norme, il était intronisé héritier. J’exagère à peine. Circonstance aggravante, je suis le seul garçon de ma parentèle à porter le glorieux patronyme.

Le corps enseignant m’a rappelé à l’ordre sans bienveillance. Jusqu’au troisième cycle, il s’est trouvé chaque année un professeur pour me comparer à ces brillantes personnalités. ‘’Vous êtes de la famille de Marcel ?’’ Mes notations s’en sont parfois ressenties. Attention ! Je ne dois mes échecs et mes réussites aussi qu’à moi-même, mais j’aurais parfois voulu m’appeler Dupont ou Cohen

Tout est social
Mon arrière grand-oncle Émile Durkheim est à mon gout trop rarement cité parmi les grandes gloires juives contemporaines, au même titre que Freud et Einstein. Je pèse mes mots. Durkheim, fils et petit-fils de rabbin, descendant de Rachi de Troyes (selon un cousin généalogiste de mon père), est l’un des penseurs les plus féconds de l’époque. Sa thèse sur le ‘’Suicide’’ publiée en 1897 constitue le monument fondateur de la sociologie. Des bataillons d’étudiants respectent toujours les règles et les méthodes sociologiques énoncées par Durkheim à la fin du XIXème siècle. Parallèlement à la rue Raymond Aron, un autre très grand juif, la rue Émile Durkheim longe la Bibliothèque François Mitterrand à Paris pour se jeter dans l’avenue de France.

Sa sœur Rosine avait épousé mon arrière-grand-père Gerson Mauss. Le couple avait enfanté mon grand-père Henri (le patron de la Broderie) et son frère Marcel, l’élève préféré de son oncle. « Mauss sait tout » rappelait Madeleine Grawitz dans son Précis de Sciences Sociales. Oncle Marcel parlait couramment l’anglais et l’allemand, mais aussi l’hébreu, le latin, le grec ainsi que le sanskrit, langue fort peu commune. Titulaire de la chaire de sociologie du Collège de France, Mauss dirigea les travaux de personnes épatantes comme Germaine Tillon, Michel Leiris, Jacques Soustelle ou Paul Emile Victor. Ceux de l’infâme Marcel Déat aussi. Passons. Viré de sa chaire par Vichy, mon oncle traversa la guerre une rouelle au revers de son manteau. Je n’ai jamais su comment il put échapper à la déportation. Socialiste, ami de Léon Blum, Mauss n’a jamais rompu avec le judaïsme. Il avait découvert les œuvres de l’Alliance Israélite au cours d’un voyage au Maroc, et moi dont la mère est d’origine judéo marocaine, j’aime à rappeler que mon grand-oncle fut l’un des dirigeants de l’Alliance.

Rien n’est jamais gratuit

Mais revenons à ma planche sur la transmission. A l’âge de 16 ans, mes parents m’avaient offert les œuvres complètes des deux génies de la famille, tentative vaine pour éclairer ma destinée.

Bon garçon, j’avais potassé et compris que rien n’est jamais gratuit en ce bas monde. Gide l’a écrit, mais Mauss l’a prouvé. Dans son ‘’Essai sur le don’’ (1923) étudié dans le monde entier et traduit dans une bonne trentaine de langues, Marcel Mauss démontre que l’échange de cadeaux est une pratique universelle et fort complexe. Un don est toujours suivi d’un ‘’re don’’, et doit en plus être finalisé par un ‘’contre don’’ ! « Les dons circulent, …, avec la certitude qu’ils seront rendus, ayant comme « sureté » la vertu de la chose donnée qui est elle-même cette « sureté ». »* C’est un mouvement sans fin, propre à rendre fou n’importe qui. Mais, le don formalise les liens sociaux entre les humains et surtout, entre les sociétés. Sur ce coup, merci mon oncle, j’ai pu faire faire le paon à peu de frais par des exposés pompeux infligés à mes camarades d’études ébahis. Un vrai Mauss (le petit) consentait à transmettre la parole sacrée. Mauss (le grand) a aussi expliqué comment sont structurés les villages aborigènes autour de leur totem, ce grand poteau figuratif d’une divinité locale. Le totem représente le plus souvent un animal. Sitôt sédentarisé, l’Homme a planté des totems. On en trouve partout. Chez les terribles guerriers Sioux, chez les Inuits tueurs de morses ou les pygmées de la grande forêt africaine et, même je vous le donne en mille… chez les Hébreux. Ou plus exactement dans les villages de l’âge de Fer où vivaient les ancêtres des Hébreux dans l’actuelle Cisjordanie ! Selon mon grand-oncle, le totem de ces ante Hébreux était un cochon sauvage, assorti d’une interdiction absolue de consommation, fondement anthropologique de la cacherout. Vous n’y croyez pas ? Sachez lecteurs abasourdis que les archéologues israéliens corroborent les thèses de mon grand-oncle ! Dans les sites de cette époque lointaine mis à jour en Cisjordanie, on trouve toutes sortes de choses mais jamais de reliefs de porcs. Pourtant les archéologues ont retrouvé de tels restes dans les sites comparables de la région, en particulier dans la plaine côtière. J’ignore ce qu’en dit l’UNESCO, mais déjà à l’époque, les Goyms se bâfraient de halouf et pas nous ! Maintenant je suis certain de mériter votre empathie : une parentèle aussi formidable est un boulet pour un type normalement doué. Moralité, j’ai bifurqué vers d’autres champs d’étude. Hélas, tel Œdipe, je n’échappe pas à ma destinée. Désigné comme légataire par ma famille, je signe régulièrement des autorisations aux chercheurs qui désirent accéder aux archives Mauss déposées au Collège de France. Dans quatre ans, les droits familiaux tomberont dans le domaine public. Plus personne n’aura besoin de moi. Et c’est très bien comme ça.

*Essai sur le don. PUF Ed 2007