Raphaël Enthoven maintient cette grande tradition du dialogue qui, de Socrate à nos jours, procède par remises en question. Il examine, sans concession, comment les grands auteurs et le judaïsme ont participé à la formation de son caractère philosophique.
L’Arche : Qu’est-ce qu’un « classique », selon vous ?
Raphaël Enthoven : J’en donnerai une définition intime. Comme dirait Sartre dans Les mots, je suis né comme je mourrai : au milieu des livres. Tous étaient nimbés d’une aura supérieure. Leur simple mention suffisait à embellir l’existence et j’imaginais que leur fréquentation aurait pour effet d’offrir à celui qui se donnerait la peine de les ouvrir, des solutions définitives. Stendhal, Flaubert, Dostoïevski, Sartre : je me les représentais comme des joueurs de foot ou de tennis, comme des individus dont la sueur est sacrée. La notion de « classique » est entrée dans mon existence par un fétichisme de bon aloi qui permet, quand on est petit, de porter au pinacle des philosophes et des écrivains qu’on révère sans les avoir lus.
Très tôt dans votre carrière, vous avez cherché à diffuser ces « classiques » auprès d’un large public. Est-ce votre politique pour la philosophie ?
Pour retrouver la genèse de ce désir de transmettre, il me faut revenir au temps où, enfant, j’ouvrais des livres que je n’avais aucune raison de consulter et pour lesquels je n’étais pas armé. J’ai longtemps compensé mon absence de compréhension des textes par une lecture intégrale des ouvrages. Je vivais de l’espoir naïf que la lecture exhaustive du chapitre d’un livre (fût-il écrit en chinois, comme la Critique de la Raison pure) m’offrirait un peu de son savoir. De fait, à treize ans, je terminais La Nausée de Sartre : il restait de cette lecture une terreur, une véritable fascination sans objet. Puis, un jour, ce livre dont la signification demeurait pour moi hiéroglyphique, m’apparut dans son intention assez clairement : j’étais tellement émerveillé d’avoir enfin, sous la main, la signification de ce texte, que je ne voyais pas de meilleure façon de vivre que de partager cette expérience et de donner, si possible à chacun, les moyens de cette expérience. Par la suite, en hypokhâgne, j’assistais à un commentaire philosophique du Mémorial de Pascal, texte obscur de 1643, et c’est paradoxalement à la lecture d’un parchemin dont toutes les phrases, ou presque, sont tirées de la Bible, que je compris alors combien la philosophie était incarnée.
La philosophie n’apparaît pas toujours comme une discipline démocratique. N’est-ce pas un savoir qui résiste à une forme de popularisation ?
Je ne pense pas. Lucrèce, par exemple, reprend la doctrine d’Épicure dans son long poème, De la Nature. Il choisit ainsi une forme versifiée car, il faut un peu de miel, dit-il, pour faire passer l’absinthe d’un savoir sans concession. On peut considérer que le lexique philosophique est une difficulté à sa diffusion. Mais c’est un problème qui en masque la véritable difficulté : ce n’est pas le vocabulaire qui entrave la compréhension, mais le contenu lui-même de la philosophie. Et ce n’est pas la difficulté, mais la lucidité d’un tel contenu, qui le rend indigeste. Lucrèce ou Epicure racontent des choses désespérantes : le monde n’a aucun sens, nous y naissons et nous y mourrons par hasard sans savoir pourquoi nous sommes passés par là… L’objet, à mes yeux, de l’exercice philosophique est de faire entendre cette condition aberrante et de la creuser en l’enseignant. De même que Lucrèce, Descartes choisit d’écrire le Discours de la méthode non pas en vers, mais en Français car il espère être lu « même des femmes » (privées d’apprendre le latin). De telles initiatives (proprement révolutionnaires) n’ont rien à voir avec la « mode de la philosophie », qui voudrait populariser la philosophie en la simplifiant, et en lui intimant l’ordre de succéder aux religions en miettes et aux grandes idéologies en déshérence.
La philosophie instaure un rapport aux textes philosophiques, mais aussi aux élèves ou disciples. Vous philosophez à la radio ou à la télévision : quels retours avez-vous de vos émissions ?
L’honnêteté commande de dire, qu’à l’heure des réseaux sociaux, on n’est pas plus loin de ses auditeurs qu’un professeur de ses élèves. Je ne fais pas le tri entre les partisans et les détracteurs, car ce sont deux différentes façons d’être d’accord : soit vous êtes d’accord avec quelqu’un parce qu’il est du même avis que vous ; soit on s’entend sur le fait qu’on est d’accord pour ne pas être d’accord. Mais le travail philosophique consiste tout de même à échapper au troll et à conduire une critique des opinions irréfléchies. L’objection doit être porteuse de sens et lourde d’arguments, sous peine de n’être qu’une opinion de plus.
Quel support vous semble devoir être privilégié pour la philosophie ?
La radio : c’est le média socratique par excellence. Seulement aujourd’hui, d’une certaine manière, la radio qu’on connaissait a disparu. En effet, désormais la radio est filmée. Cela conduit à un statut intermédiaire étrange : on est à l’image sans être à la télévision. Désormais à la radio, on s’adresse aux yeux avant de mobiliser l’écoute. Ce que j’aimais à la radio, c’était que deux voix – et deux voies – discutaient et cherchaient ensemble à marcher de concert. La télévision, en revanche, a cette vertu considérable d’être un média de masse et de pouvoir montrer et (parfois) travailler des images.
Dans votre parcours philosophique personnel, vous avez d’abord travaillé la question de la théodicée chez Leibniz [discours philosophiques justifiant l’existence du Mal au sein de la Création]. Puis vous aviez commencé un doctorat dont le titre était La mort de Dieu : d’Epicure à Camus. À quel point le nihilisme et le sentiment d’un homme abandonné de Dieu vous préoccupent-ils ?
Il y a, pour le dire très vite, deux façons de verser dans le nihilisme : la première est de ne croire en rien, la seconde est d’interposer entre soi-même et le monde suffisamment d’intercesseurs pour être à jamais dispensés de la vacuité que l’on pressent. Autrement dit : soit on sait ce qu’on sait (que le ciel est vide), soit on ne veut pas le savoir. Il y a le nihilisme des hommes qui, d’une part, consentent à vivre sous un ciel vide ; et, d’autre part, le nihilisme de ceux qui récusent cette radicalité en recouvrant la vacuité céleste d’une instance imaginaire. J’appartiens à la première forme du nihilisme qui exige qu’on l’épouse d’abord avant de le surmonter. On ne trouve pas la résolution du nihilisme dans la constitution ad hoc d’une signification qui viendrait nous conforter dans l’idée que la vie à un sens, mais dans l’approfondissement radical d’un monde livré à lui-même où il reste à chacun de trouver des lignes de conduite.
Dans ce cas, pourquoi ne pas avoir proposé un sujet de doctorat qui aille d’Épicure à Primo Lévi ?
Parce qu’à l’époque, je n’avais pas lu Primo Lévi ! Et surtout, même si je l’avais fait, mon intention n’était pas de clore ma thèse sur une catastrophe. La mort de Dieu (au sens que je lui donnais) coïncide autant avec la déshérence du divin qu’avec la croyance en Dieu. De quoi témoigne le fait de croire en Dieu, sinon d’un doute en Dieu ? Et que confesse celui qui dit croire en Dieu parce que, s’il n’y croyait pas, sa vie n’aurait aucun sens, sinon que sa vie, comme la nôtre, n’a effectivement aucun sens ? Quand on repère le nihilisme sous la croyance comme derrière la défiance, quand on critique la question « pourquoi » (qui relève davantage de l’envie de prendre en défaut celui qu’on interroge, que d’une véritable curiosité intellectuelle), il est difficile de s’en tenir à ce que dit le SS au jeune Primo Levi : « Ici, il n’y a pas de pourquoi… »
À sa manière, Spinoza dit aussi la même chose. Ce qui ne fait pas de lui l’ennemi du genre humain ! Nous sommes jetés dans l’existence, perdus dans un monde qui n’est pas là pour nous plaire, dont chaque phénomène est explicable, sans que l’explication elle-même dissolve l’énigme de son apparition… Le « pourquoi ? » est né de ce constat. La quête de sens est l’expression d’un désarroi qui la précède. Nous sommes sans Dieu. Comment vivre en acceptant de ne pas savoir ? Où trouver une règle de conduite, depuis que le ciel est vide ? Comment agir et que faire ? Ce sont les questions concrètes qui se posent à celui que son nihilisme ne détourne pas de l’action, mais seulement de l’espoir. « C’est une mesure de l’énergie, dit Nietzsche, que de savoir vivre dans un monde dénué de sens… » Au début de L’Éthique, Spinoza déconstruit l’espoir, la Providence et les valeurs absolues : tout cela semble désespérant. Mais celui qui fait le travail de s’émanciper de ces illusions, n’interprète plus ces manques en terme de désarroi. En définitive, la question n’est pas de savoir si la vie a un sens, mais d’interroger le besoin de sens que l’existence réclame.
Cet homme sans Dieu met-il fin à toute croyance ?
Au contraire : nous sommes au cœur de la foi. Comme dit Cioran (me semble-t-il) : désormais, il n’est plus besoin d’en passer par Dieu pour être au cœur de la foi. Voilà l’homme jeté dans un monde injuste, misérable et scandaleux, mais il peut apprendre malgré tout à aimer le monde alors que ce dernier ne cherche pas à le satisfaire : c’est une façon de ne pas être malheureux deux fois. Il ne faut pas redoubler le malheur d’exister par la plainte qui s’élève contre un tel malheur. Spinoza déclare que « quiconque aime Dieu d’un amour véritable ne peut faire effort pour que Dieu l’aime en retour ». Autrement dit : si vous aimez Dieu, vous n’avez rien à demander à Dieu. De même pour le monde : si vous l’aimez, ne lui demandez pas ce qu’il n’a pas. C’est là, à mon sens, la véritable définition d’un acte de foi : aimer ce qui est, parce qu’aimer est déjà un début de victoire, et que l’amour ne dépend pas de la réciprocité.
Comment lit-on alors la Bible, quand on est philosophe et qu’on s’efforce de penser un monde sans Dieu ?
Comme autant de métaphores ! Comme un récit enchanteur et un manuel de vie. Mais à aucun titre, la Bible n’est une théorie de la connaissance. De ce point de vue, Spinoza qui soumet, dans la Traité théologico-politique la Bible à l’examen de la rationalité contribue à l’extension de ce texte au-delà de la croyance. Ma façon de me sentir juif, aujourd’hui, est inséparable du sentiment que la Bible peut être lue hors de l’hypothèse divine. Être juif, pour moi, c’est deux choses : 1 se demander si on est juif, 2 prendre des notes dans les marges des livres (ou considérer que chaque texte est d’abord la source et le résultat d’une interprétation, et non le contenant d’une parole absolue). La Bible doit conduire à des vérités interprétées, plus qu’à des vérités révélées. Cette intuition n’a pas besoin de Dieu pour être féconde. Il n’y pas de contradiction, à mes yeux, entre le fait d’être sceptique et le fait d’être juif.
Vous définissez le judaïsme par l’exigence d’interprétation. Ajouteriez-vous celle de la transmission ?
Mon métier est d’être un intercesseur. Il ne s’agit pas, pour ma part, de prendre un savoir et de le déposer dans d’autres têtes. Il s’agit d’être fidèle à un émerveillement et d’en transmettre le désir aux autres. Je ne conçois pas, qu’on ne soit pas intéressé – non pas par ce que je dis – mais par ce dont je parle. C’est le pari d’un émerveillement contagieux qui guide mon travail. Quelle part joue le judaïsme dans cette entreprise ? J’aime l’idée que le judaïsme puisse être pensé comme une « inappartenance », c’est-à-dire comme une sortie des déterminations natives qui permet de penser au-delà de soi. Être juif, c’est s’occuper de la partie de soi-même qui n’appartient à rien ni personne – à commencer par moi !
RAPHAËL ENTHOVEN est professeur de philosophie, animateur sur Europe 1 de « La morale de l’info » (lundi-vendredi, 8 h 25) et de « Qui-Vive ? » (samedi, 15h-16h), et de l’émission « Philosophie » sur ARTE (dimanche, 12 h 30). Dernier livre paru : Anagrammes pour lire dans les pensées (avec Jacques Perry-Salkow et Chen Jiang-Hong – Actes Sud).