Chacun a compris au FN, et depuis longtemps, qu’il n’existe aucun espace, sauf résiduel, pour deux formations concurrentes sur le même créneau.
Pour un peu, les observateurs du Front national se croiraient revenus à la fin des années 1990, quand le parti se déchirait entre les partisans de Bruno Mégret et les fidèles de Jean-Marie Le Pen. Au bout, il y eut une scission et elle faillit achever une entreprise qui, déjà, tournait électoralement bien. La passe d’armes entre d’un côté Marion Maréchal, de l’autre Marine Le Pen et Florian Philippot sur la question de l’avortement ne conduira pas à l’éclatement : chacun a compris au FN, et depuis longtemps, qu’il n’existe aucun espace, sauf résiduel, pour deux formations concurrentes sur le créneau du national-populisme. Pourtant il existe bel et bien des divergences de fond et des tactiques politiques différentes entre la présidente du parti et sa nièce, ainsi qu’un débat interne sur la gouvernance du mouvement. Ces divergences et ces débats, quels sont-ils et quel peut être leur impact sur l’élection présidentielle ?
Redisons-le pour commencer : que Marion et Marine Le Pen aient des idées différentes sur les sujets sociétaux comme sur l’économie est indiscutable. Ce n’est pas parce que les médias se plaisent à gloser sur les escarmouches récentes que celles-ci ne seraient au fond qu’une péripétie, une sorte de pièce de théâtre avec répartition des rôles, permettant à la fois de prendre des électeurs à gauche, avec un programme social, et à droite, avec le conservatisme des valeurs. Sur des sujets qui relèvent des convictions intimes comme l’IVG ou le mariage pour tous, que deux femmes appartenant à deux générations différentes aient un rapport à la religion catholique différent, est on ne peut plus compréhensible et normal. On remarquera que, contrairement à ce qui semblerait logique, ce n’est pas celle née en 1968 qui prend le plus à cœur de revenir partiellement sur les lois Veil et Taubira mais la plus jeune (née en 1989), celle qui, par son âge, « colle » le plus avec le renouveau de l’affirmation catholique dans la cité et la politique.
Sur les questions économiques aussi, le national-républicanisme de la direction frontiste, qui souhaite le retour de l’État en tant que planificateur et stratège, n’est pas totalement partagé par la sensibilité plus libérale que Marion Le Pen incarne. Il reste qu’au-delà de ces oppositions, toutes les deux se retrouvent sur l’essentiel, qu’il s’agisse de la très classiquement populiste dénonciation du « système », de la mise en cause de l’Europe comme source supposée de tous les maux ou du programme sur l’immigration.
Chacun des deux protagonistes est pour la souveraineté nationale sans entrave et pour une identité française reposant davantage sur le droit du sang que sur celui du sol, à moins d’une « assimilation » qui ne laisserait la place à l’affirmation d’aucun particularisme linguistique, culturel ou religieux. Certes, sur l’identité, il existe des nuances. Ce qui prime chez Florian Philippot, c’est « le peuple », celui des nationaux français bien entendu, par opposition aux « élites ». Chez Marion Le Pen, le peuple n’est pas une entité abstraite : il s’inscrit dans une histoire, une tradition culturelle, un enracinement. Disons que c’est une conception plus charnelle, qui prend en compte la religion majoritaire comme marqueur identitaire.
Le pari de la direction frontiste est que le positionnement très libéral de François Fillon sur les questions économiques ouvre au FN un grand espace, pour se poser en défenseur du socle de protection sociale et gagner ainsi des voix dans les catégories qui seraient menacées par le programme du candidat des Républicains : les milieux populaires, la classe moyenne inférieure, les retraités modestes, les jeunes. Il est exact que ces catégories sont peu réceptives aux sujets tels que l’IVG et la loi Taubira. Aussi en termes de réalisme tactique, MLP a raison quand elle reproche à sa nièce de se focaliser sur des sujets sociétaux qui ne sont pas les préoccupations principales des Français, lesquelles sont d’abord le terrorisme et la crise économique. Le problème est que voulant incarner la « gauche du travail », le FN doit aussi contenter ceux de ses militants qui voient en lui la « droite des valeurs morales, de la famille, de la petite entreprise, du moins d’État ».
Cette sensibilité-là, portée par Marion Le Pen, est sans aucun doute minoritaire parmi les électeurs frontistes, mais elle a un poids dans l’encadrement du mouvement. Elle doit, pour que le FN reste uni et gagne, compléter la tendance nationale-républicaine, pas l’annuler. C’est cet art difficile de l’équilibre et du compromis que la récente passe d’armes entre les deux dirigeantes frontistes a mis à mal. Inquiète de l’impact de la candidature Fillon sur la frange la plus classiquement droitière, la plus catholique aussi, de l’électorat FN, la députée du Vaucluse a voulu, en s’exprimant sur le déremboursement de l’IVG, lui envoyer un signal fort. Au risque de mettre en péril la stratégie dite de dédiabolisation, de « ringardiser » le parti et de lui assigner une image réactionnaire en déphasage complet avec les attentes de l’opinion.
Ce dernier épisode des tensions qui se font périodiquement jour au sein du FN peut-il empêcher sa candidate d’atteindre le second tour de l’élection présidentielle, ce qui démentirait tous les sondages ? On constate, dans le sondage Ipsos-Sopra Steria pour Le Monde et le Cevipof de Sciences-Po, publié le 15 décembre, un recul de Marine Le Pen, passée de 29 % à 24-25 %. Mais toujours deuxième et toujours battue au second tour. C’est pour cette raison qu’il ne faut pas surévaluer les risques que les divergences au sommet du FN conduisent à une débandade électorale. S’il n’est pas aux portes du pouvoir, il reste là pour durer et nul doute que l’écart entre François Fillon et Marine Le Pen, dans le probable second tour qui s’annonce, sera bien plus faible que celui qui, en 2002, vit Chirac triompher face à son adversaire.