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Littérature

Le lait noir, une œuvre marquante de la troisième génération

Le Mémorial de la Shoah organise actuellement une grande expo sur le thème « Shoah et bande dessinée ». Parmi les planches présentées, on retrouve Le lait noir (2016), un album écrit et dessiné par Fanny Michaëlis.

C’est une œuvre importante de la « troisième génération ». Le lait noir s’inspire de l’exode de son grand-père, Pierre Michaëlis, né à Berlin en 1920. Mêlant récit de mémoire et conte fantastique, ce livre raconte la traversée de cet homme qui tenta d’échapper à ses bourreaux, sans savoir quel chemin prendre ni comment et où retourner pour poursuivre sa vie. Et se reconstruire. Car, suite aux horreurs vues et vécues, une partie des rescapés préféra le silence au partage direct. Une mémoire trop lourde risquait de les noyer. La dialectique entre la distance du temps et la proximité requise par les arts permet à cette troisième génération de partager certains témoignages douloureux. L’auteur s’inspira d’ailleurs de lectures telles que Dans le nu de la vie et Une saison de machettes de Jean Hatzfeld sur le génocide des Tutsis au Rwanda. On y retrouve cette obsession de la construction d’un Autre qu’on isole puis qu’on met sur un socle pour qu’il puisse être haï et visé jusqu’au désir d’extermination. Mais figurent aussi parmi les sources d’inspiration de Fanny Michaëlis, les œuvres classiques de la littérature et la poésie allemande, dont Goethe et Hölderlin. Rencontre avec l’auteure.

L’Arche : Votre grand-père vous a-t-il raconté son histoire directement ou bien s’agit-il d’une démarche émanant d’autres membres de la famille ?

Fanny Michaëlis : Mon grand père est décédé au début des années 2000. J’avais 22 ans, j’étais en deuxième année à l’Institut Saint-Luc de Bruxelles, où j’avais entamé des études de bande dessinée.

Quelque part, je l’ai « assez » connu pour avoir eu le temps de le questionner, d’emmagasiner des anecdotes, de les retenir et de les oublier, d’y revenir à mesure que je grandissais et que ma conscience de l’Histoire se construisait… Mais quelque chose de la mémoire nous échappe toujours.

J’ai un souvenir très net, je devais avoir quatre ou cinq ans, j’étais en vacances chez mes grands-parents dans la maison qu’ils habitaient près de Limoges. C’était le matin et mon grand-père était encore en peignoir. Ses ongles de pieds étaient noircis, très abîmés. Je l’ai interrogé à ce sujet avec la légèreté de mon âge. Il m’a répondu que c’était le résultat de son incarcération en camp de travail en Algérie pendant la guerre. Ses ongles étaient devenus noirs à cause des pierres qu’il transportait tous les jours et qui lui tombaient sur les pieds.

Pierre, camp, Algérie, guerre. Le soleil, le désert, l’incarcération, le travail de forçat, le manque d’eau, de nourriture… Mon imagination d’enfant s’est nourrie de ses images qui, sans m’effrayer, allaient s’étirer dans mon esprit comme tant de paysages et de mystères. Il y avait cet accent allemand, ces amis lointains, cette famille au quatre coins du monde, qui repoussaient dans mon esprit, les limites des murs tapissés de leur pavillon de la banlieue de Limoges. Des photos aussi, parmi les bibelots et les livres, tant de pistes qui, à l’adolescence, me poussèrent à poser plus de questions.

Quand j’ai finalement commencé à travailler sur Le lait noir, il y a trois ans, c’est à mon père et à ma tante que je me suis adressée.

C’est cette alliance, cette réconciliation de la persistance des perceptions de l’enfance, associée au recul de l’âge adulte, des faits relatés par mon grand-père, ma famille, comme des recherches effectuées par souci de cohérence et de « vérité » pendant l’écriture du Lait noir, qui en font, il me semble, la singularité. Car la bande dessinée est un médium qui s’enrichit sans cesse de cette faculté, de pouvoir associer du mot à de l’image. Du silence à du bruit. Elle est pour moi le lieu précieux de cet équilibre, entre la possible expression d’un choc (par l’image) tel qu’il peut se produire dans le réel, brutal et indicible, et la possibilité de sortir du trauma, de la sidération, par l’analyse que permet la narration, qui se déroule, prends des détours, retrouve le fil, et permet de défaire le noeud, pour mieux envisager l’issue, la « lumière ».

Qu’est-il devenu après la guerre ?

Après la libération du camp par l’armée anglaise, mon grand-père s’y est engagé comme soldat. Il a participé au débarquement en Italie. Puis, il a gagné Londres, avant de s’installer à Paris, pour une raison que j’ignore car il n’y avait pas particulièrement de relations. C’est seulement à ce moment, sept années après son départ de Berlin, qu’il a appris par la Croix-Rouge la déportation et l’assassinat à Riga de sa mère, Eva.

C’est à Paris qu’il a rencontré ma grand-mère Jenny, dont la trajectoire mériterait elle aussi d’être écrite. Allemande, née à Cologne d’une mère catholique et d’un père juif russe qui s’étaient séparés dans les années trente, elle était l’aînée de trois filles.

Elle avait retrouvé son père à Paris à la sortie de la guerre. Celui-ci avait monté avec un associé une entreprise de porcelaine : Goût de ville (dont la tonalité très « chic français » vient de la contraction de leur deux noms de famille, Guterbaum et Dewildowicz). Ils se sont mariés à la synagogue de la rue Notre-Dame-de-Nazareth. Ma grand-mère « demie-juive », qui avait été élevée chez les soeurs, s’y est convertie, disant : « Si cela doit se reproduire, au moins je saurais pourquoi. »

Mon grand-père est devenu représentant chez Goût de Ville, parlant cinq langues. Il a parcouru le monde entier pour représenter la prestigieuse maison. C’est ainsi qu’ils vécurent à Paris, Bruxelles et enfin Limoges où mon grand-père pris la tête de l’usine, jusqu’à la faillite dans les années soixante-dix.

La distance entre la première et la troisième génération permet-elle de faire tomber certains silences trop douloureux à libérer quelques années après la guerre ?

Effectivement, il est assez commun d’observer que ceux qui ont vécu des expériences traumatiques durant la guerre, s’en sont sortis comme ils pouvaient en mettant de côté un passé de violences. Il y a sans doute plusieurs raisons à cela, notamment le fait d’une nécessité absolue de retourner à la vie, d’aller de l’avant, notamment pour des jeunes gens comme mon grand-père. Se marier, faire des enfants, etc… Il n’y a qu’à voir comment la Shoah parcourt toute l’œuvre de la réalisatrice belge Chantal Akerman, dont la mère était revenue d’Auschwitz vers l’âge de 18 ans. Comme si quelque chose d’une violence sourde et mutique s’était transmise telle une pulsation, qui sous-tend son œuvre. Une violence mais aussi une énergie, une révolte. Il y a sans doute eu aussi la question de l’écoute. Il n’y avait évidemment pas de « cellules psychologiques » à l’époque, et la question de la reconstruction d’un continent tout entier était en jeu. Ce qui n’a pas toujours encouragé le témoignage.

Je ne sais pas si la parole se libère. Mais quelque chose a besoin d’être dit, et de trouver sa place. La question de la légitimité que l’on a à aborder ces questions alors que l’on est issu de la troisième génération, ne va pas sans remise en question. Je crois que la question est de savoir de quel endroit on parle, de trouver le lieu juste. Quand j’ai commencé à travailler sur Le lait noir, j’avais très peur de voler une parole, de me tromper, de me substituer à la parole de mon grand-père, de mon père et de ma tante aussi. De prendre une place qui n’était pas la mienne.

Cette question a parcouru toute l’écriture du livre et s’y est résolue progressivement. Quelque part, c’était aussi un hommage.

Quelles autres œuvres présentes à l’expo du Mémorial vous ont marqué ?

J’ai découvert Maus dans sa version originale pour la première fois dans la bibliothèque de mon grand-père, où elle était la seule bande dessinée. Je devais avoir huit ou neuf ans.

Je ne parlais pas anglais mais le livre m’avait attiré, sans pouvoir le lire véritablement cela avait été un vrai choc. Je l’ai relu plusieurs fois depuis et notamment pendant l’écriture du Lait noir. C’est évidemment une référence pour moi. Mais l’exposition rassemble un ensemble d’œuvres bouleversantes, qui me touchent et me parlent pour différentes raisons. Le Mickey au camp de Gurs d’Horst Rosenthal, les dessins de David Olère, à la fois saisissants esthétiquement et par la charge qu’ils transportent, comme s’ils étaient une porte qui nous projetait directement sur les lieux dont ils s’inspirent. Mais aussi les planches de Tezuka, dont j’admire tant la grâce. Je pourrais aussi citer les planches de David B, ou de Rutu Modan et évidemment La bête est morte de Calvo.

Fanny Michaëlis, Le lait noir. Éditions Cornélius.