Dans la nuit du 16 au 17 octobre 2016, la reconquête de Mossoul, le nom moderne de la biblique Ninive, celle de Jonas et de l’Ancien Testament, commençait.
Une partie de la planète retenait son souffle pour suivre cette bataille ultra connectée, la première de cette ampleur à l’ère des réseaux sociaux et des chaînes d’informations. “Mosul operation began”. Un tweet du compte officiel de l’armée kurde est tombé dans la nuit. Enfin le monde allait riposter à grande échelle, les Kurdes en premières lignes (comme depuis des années), et briser l’invincibilité supposée d’un des funestes bastions de l’organisation État islamique, d’où Al-Baghdadi, un jour de 2014, avait proclamé le califat, ordonnateur des massacres de l’Hyper Cacher, du Bataclan, de Nice, entre autres horreurs terroristes.
Bernard-Henri Lévy a suivi et filmé d’octobre 2016 au 20 janvier 2017 la libération de la partie est de la ville, aux côtés d’abord de l’armée kurde, les Peshmergas, puis de la Golden Division irakienne, appuyées par la coalition internationale. Il en livre son témoignage, des images saisissantes, fortes, sensibles, tragiques, bouleversantes, donnant à comprendre ce que le mot guerre veut dire, hors du champ des formats journalistiques, sans bandeau clignotant, ni alerte, au plus près des hommes et des femmes plongés au coeur d’un terrible combat afin d’extraire la cité du contrôle barbare de Daech et de détruire l’un des épicentres du terrorisme mondial.
Le film commence à Fazliya, un village à quelques kilomètres de Mossoul, passage obligé pour l’armée kurde. Des hommes tombent. Un soldat est blessé mortellement. Un camarade le tient près de lui : “Awara, ne ferme pas les yeux”. Les Peshmergas ont lutté trois heures durant. Un commandant aura réclamé en vain un soutien aérien qui n’est jamais venu. Awara fermera les yeux dans les bras de son compagnon d’armes.
Plus tard, une autre séquence, un homme porte désespérément une soldate blessée qui s’accroche à lui. Les femmes kurdes se battent aussi, prenant leur part de guerre à égalité avec les hommes. La jeune femme s’appelle Zara Ghoulami. Elle décédera le 26 février dernier au matin, après des mois de coma. “De ce genre de scène, on ne revient pas indemne”, confie l’auteur.
Quelques dizaines de minutes plus tard, une petite fille descend d’un camion bondé, elle tient un chat somnolent dans ses bras. Elle clame sa colère contre les djihadistes, et jette un coup d’oeil vif à sa mère. Elle a le regard de ceux qui en ont trop vu. Ses yeux n’ont pas son âge, ce sont ceux des enfants qui ont côtoyé la violence extrême de trop près.
La libération de Ninive sera longue, rude, en particulier dans la vieille ville, en particulier dans sa partie ouest, « un sniper pouvant tenir un quartier entier à sa merci des heures durant », précise BHL , mais ces lentes opérations sont aussi la condition nécessaire à l’évitement d’une hécatombe absolue des civils affamés qui n’auraient pas pu fuir. Ou qui ne l’auraient pas souhaité ? “Difficile à cette heure de statuer avec certitude sur la part des Mossouliotes ayant subi Daech », et sa Hisba, « de ceux qui ont fermé les yeux, et de ceux qui ont collaboré”.
Mais l’honneur de ce début de reconquête, loin de la boucherie d’Alep, est d’avoir fait le choix d’éviter les bombardements massifs et indifférenciés et d’épargner des innocents.
Depuis le 17 octobre 2016, BHL nous raconte ce front, courageux, puis nous guide dans ce labyrinthe de rues et de maisons-fantômes. Il pose des mots d’écrivain sur certaines de ces images, souvent terribles, furtivement belles parfois, sans esthétisme déplacé, grâce au talent de son équipe. Des mots d’écrivains donc, sur des séquences historiques, comme cette passation de relais militaire entre Kurdes et Irakiens, ou soulignant ceux des personnages qu’il rencontre et qu’il nomme. Parmi eux, d’authentiques héros encore non reconnus comme tels, trop souvent et injustement anonymes, sous les radars du grand public de ce côté-ci du globe, l’épopée n’ayant pas décidé lesquels seront retenus par la grande Histoire. Nous connaissons les patronymes et les noms de guerre de nos bourreaux mais finalement peu ceux de leurs victimes et encore moins ceux des braves qui auront réellement combattu au sens propre pour le salut de Ninive. Des mots d’écrivain qui s’apprécient d’autant mieux que l’on aura retenu les quelques leçons du livre de Jonas : impossible de décorréler ce film de certaines pages de l’Esprit du judaïsme, le dernier livre du réalisateur, consacrées à Ninive et au “petit”prophète qui ne ressemble pas aux autres.
Si la guerre est “laide, sale, et triste”, pour Bernard-Henri Lévy, elle est filmée en face par ce dernier, sans fascination morbide, sans voyeurisme nauséeux. La mort rôde, elle plane, elle survient. Mais la pulsion de mort est laissée aux tenants de l’administration de la sauvagerie. Les images saisissent l’effroi figeant un groupe pris soudainement dans des tirs jusqu’à ce qu’une femme ait le réflexe vital de le rompre, entraînant une jeune fille et les autres silhouettes à courir à l’abri, cette mère retrouvant son fils qu’elle n’a pas vu depuis deux ans mais qui le somme de ne pas pleurer, lui, puisqu’il est un homme, ou encore ce Peshmerga en pleurs, recroquevillé de douleur par la perte d’un autre.
La caméra témoigne, informe, mais n’en oublie pas les hommes et les femmes piégés au coeur du chaos, hors des images officielles, “l’effondrement de l’humain”, “la panique des corps” et capture une croix gammée au détour d’une rue, nous laissant prendre seuls connaissance ou nous confirmer l’étendue vertigineuse de l’obscurité dans lequel ce lieu du monde pourrait encore sombrer.
Car “La bataille de Mossoul” est un documentaire engagé. Sur le terrain, BHL n’est pas neutre et il nous le dit depuis longtemps : il a embrassé la cause des Kurde d’Irak et soutient de toutes ses forces l’avènement d’un état autonome pour ce peuple qui le réclame depuis des générations, convaincu par ailleurs qu’une telle entité pourrait être un des éléments stabilisateurs de l’avenir de cette région. La libération de Mossoul ne règlera pas tout. Bernard-Henri Lévy le sait parfaitement mais il s’agit bien d’une “brèche dans la pression terroriste qui menace la planète”, d’une “faille évidente” : “C’est un recul évident et une défaite de la terreur, une rupture de cette “’impression toute-puissance narguant la démocratie, la liberté, l’égalité”. Ce genre de terroristes, quoi qu’en disent certains, n’ont que pour “ultimes armes celles des lâches : les voitures-suicides, les ceintures d’explosifs et les civils comme boucliers humains. Les vrais combattants sont en face d’eux”. Ceux qui n’aiment pas la mort mais qui vont au devant d’elle : les Peshmergas.
Aline Le Bail-Kremer