Alors que de nombreuses questions se posent aujourd’hui aux Etats-Unis sur la liberté d’expression, que l’opposition se fait aussi plus virulente et que de curieuses alliances se mettent en place des deux côtés, nous avons souhaité demander à plusieurs humoristes qui connaissent bien leurs collègues américains de nous livrer leur regard sur les limites et défis de leur art.
L’Arche : L’émission SNL bat des records depuis l’élection de Trump, comment expliquez-vous cela ?
Alexandre Kominek : Trump est un puit à blagues. Il n’y a qu’a voir ses déclarations, pas besoin d’écrire de vannes. Qui ne rigolerait pas d’un tel personnage ? Qui en plus a réussi ! Tous les ingrédients sont réunis. Un dirigeant comme Trump, c’est mauvais pour plein de choses, mais surtout pas pour l’art. Si SNL explose, c’est parce que les gens sont tellement en état de choc qu’ils ont besoin de rire. C’est dans le tragique que l’on trouve les meilleures blagues et l’élection de Trump est loin d’être un conte de fée. Si SNL cartonne, c’est parce que Trump, c’est aussi un événement mondial, historique. Tout le monde a été surpris et on a chacun pu découvrir sur notre fil d’actualité Facebook que, du jour au lendemain, la majorité de nos amis s’étaient transformé en politologues américains.
Phyllis Wang : Le président Trump est une étrange mascotte semeuse de divisions. L’idéologie politique actuelle et les structures du gouvernement américain ont ignoré et laissé de côté une grande majorité des citoyens. Face à de telles divisions se développe un grand besoin, une envie de scène et de blagues. Consciemment ou non nous partageons une certaine perspective, un soulagement, une catharsis. Les blagues ont toujours une cible et la cible principale aujourd’hui est le président. Et quelle cible évidente ! Qu’il s’agisse de son style, son apparence, sa grande capacité à se parodier tout en étant lui même, SNL dispose de beaucoup d’ingrédients pour préparer leurs sketchs. Avec de très belles prestations de leurs humoristes mais aussi d’invités tels Alec Baldwin, Melissa McCarthy, Dave Chapelle…
Charles Nouveau : Alex Baldwin est effectivement grandiose en Trump, même si je ne sais pas combien de temps il acceptera de continuer. À mon avis ni lui ni Lorne Michaels (le producteur légendaire du show) ne s’attendaient à ce qu’il soit élu et maintenant les prochains à l’incarner risquent de souffrir de la comparaison. Melissa McCarthy en Sean Spicer (porte-parole de la Maison Blanche) était extraordinaire et Kate McKinnon, qui cumule les rôles, est une des personnes les plus drôles que j’ai jamais vues de ma vie. Si on combine ces performances avec des analyses pertinentes et des bons gags… alors les Américains ont de la satire de haut niveau pour défouler leurs frustrations pour les 4 années à venir.
Y a-t-il des atteintes à la liberté d’expression aux États-Unis aujourd’hui ?
Phyllis Wang : L’Amérique était perçue auparavant comme le plus grand havre de liberté d’expression. Et elle le fut pendant longtemps. Aujourd’hui, nous faisons face à une forme de « politically correct », devenue elle-même une imitation du comportement du président. Lequel est protectionniste et oppressif. Par chance, l’Amérique a encore un système de contre-pouvoirs et des citoyens se réunissent pour agir et poursuivre les débats. C’est ce qu’on appelle la liberté d’expression.
Charles Nouveau : Je n’y suis pas mais le traitement que leur gouvernement semble réserver à la presse en est une, c’est sûr. J’ai aussi l’impression que la virulence d’une partie des supporters de Trump est extrêmement disproportionnée. Les tentatives d’intimidation sont abjectes, sans parler de toutes les insultes qu’on peut lire sur internet, mais ils vous diront sûrement que ça aussi c’est de la liberté d’expression. L’autre jour, un supporter de Trump a failli réussir le premier homicide de l’histoire de Twitter: il a envoyé un GIF animé sensé créer une crise d’épilepsie à un journaliste et il a réussi. Le type a mis des jours à s’en remettre.
Alexandre Kominek : N’étant pas américain, je ne peux pas non plus répondre à cette question avec précision. Mais, il est de plus en plus dur de s’exprimer à l’heure actuelle sans qu’un groupe, une association vous tombe dessus. On nous fait croire que l’on peut s’exprimer librement alors que les gens se vexent de plus en plus, avec une montée des extrémistes. De plus, aux États-Unis, on voit bien que certaines communautés sont encore stigmatisées et donc l’appréciation de ces limites est à géométrie variable.
Quels humoristes américains vous ont marqué dans votre manière de voir les choses et/ou de jouer ?
Charles Nouveau : J’ai essentiellement grandi avec les Américains, au hasard des découvertes sur internet, plutôt qu’avec les Français, auxquels on ne m’a jamais initié. Aux débuts de YouTube, mes premiers coups de cœur étaient Eddie Murphy, Dane Cook, Louis CK et George Carlin. Carlin te fait prendre conscience que tu ne sers pas seulement à faire rire mais aussi faire réfléchir les gens. Louis CK ne raconte pas des blagues, il raconte des histoires. J’aime le côté inanticipable d’Anthony Jeselnik, la vulnérabilité de John Mullaney ou Mike Birbiglia, le pince-sans-rire de Will Ferrell et combien Bill Burr n’en a rien à foutre qu’on ne pense pas comme lui. Plus récemment, Demetri Martin, Zach Galifianakis et Bo Burnham, très originaux dans la forme, montrent qu’il y a toujours des options pour sortir des sentiers battus et que l’absurde a de beaux jours devant lui. En plus d’être très drôles, les sketchs du show TV d’Amy Schumer mettent de sévères claques à la façon dont les hommes avons parfois tendance à envisager les femmes. Quant à Dave Chapelle, je ne sais pas s’il m’inspire, mais en tout cas il me fait mourir de rire.
Phyllis Wang : J’ai été marquée par beaucoup d’humoristes et ça continue. Lenny Bruce parce qu’il osa, Richard Pryor pour sa manière de mélanger humour et cœur, Dave Chapelle et sa sensibilité poétique, le talent fou de performer d’Eddie Murphy, Lily Tomlin pour sa talent de comédienne, l’immense talent d’impro d’Elaine May, les univers d’Andy Kaufman, le jeu physique de Buster Keaton qui vous touche et vous fait rire et tant d’autres, mais il faut bien finir la phrase à un certain moment !
Alexandre Kominek : Bill Burr. Mon prophète. Sa vision du monde, son regard acide sur cette planète en déclin, la justesse avec laquelle il décrit les gens du quotidien, son jeu scénique alors qu’il n’y a ni musique, ni décor, juste un type avec un micro. Quand j’ai vu l’un de ses specials pour la première fois, j’ai voulu tout arrêté car je me suis dit que je n’arriverai jamais à ça. Puis, j’ai réalisé que ça me motivait encore plus à continuer et persévérer.
Les tabous sont-ils les mêmes en France qu’en Amérique ?
Alexandre Kominek : L’argent et le sexe. Les Américains sont fiers et exposent librement leur réussite. Le public voue un respect aux artistes, il a tendance à vouloir devenir riche comme tel ou tel alors qu’en France le public va critiquer, voire s’offusquer de ceux qui rencontrent la gloire. Enfin, beaucoup d’humoristes américains (hommes et femmes) parlent de sexe sur scène et n’hésitent pas à être trash. C’est un sujet abordé librement. Il n’y a qu’à regarder les meilleurs specials sur Netflix pour voir que dans chacun d’entre eux on parle de sexe. En France, on est tout de suite catalogué de vulgaire. Il y’a aussi la façon de faire, les seuls humoristes français a le faire n’ont peut-être la même manière d’aborder ces sujets que les américains, mais je pense que le public français est beaucoup plus sensible que le public américain, il est plus dans la retenue.
Charles Nouveau : Aux États-Unis les humoristes sont souvent beaucoup plus dark que les Français dans les sujets amenés ou dénoncés, mais parallèlement ils sont aussi moins maladroits dans leur traitement (ou peut-être que je ne regarde/écoute pas assez de mauvais humoristes américains). En France, on entend encore beaucoup de blagues purement racistes, sexistes et surtout homophobes. Les humoristes américains sont en train de sortir de la transphobie, alors que nos humoristes n’ont pas encore eu le temps de rentrer dedans…
Phyllis Wang : Pour ma part, les femmes sont encore victimes d’une certaine misogynie dans le milieu, à la fois en France et aux États-Unis. Bien que les femmes puissent aujourd’hui dire ce qu’elles veulent sur scène, la réception de cet humour n’est pas la même lorsqu’un homme prononce les mêmes mots. La société occidentale a beau se draper dans un état d’esprit de progressisme, j’ai vu de mes propres yeux des êtres humains adhérer de manière basique et tribale à des codes de pouvoir définis comme mâles. Le climat politique actuel nous donne encore plus ce sentiment.