Gaël Faye écrit depuis des années, depuis le lycée, et « arpente la vie pour ne pas oublier ». Après une brève carrière d’assureur à la City de Londres, il choisit de devenir artiste à plein temps. Il chante, slam, rappe. Un album solo en 2013, Pili-Pili sur un croissant au beurre, un autre en duo pour Milk Coffee and Sugar, ce « Virevolteur de mots plein d’amertume », « explore les registres d’écritures ». En juin 2016, bruisse l’annonce de celui qui est déjà une figure de la communauté rwandaise et au-delà : son livre, Petit Pays, est à paraître pour la fin de l’été. Alors, on guette. Car nous connaissons l’auteur. Avant cela, Gaël Faye a déjà maintes fois pris la parole : dans les commémorations du génocide contre les Tutsi au Rwanda de 1994, à l’occasion de projets d’expositions engagées comme «Les Hommes Debout» initié par le plasticien Bruce Clarke, sur ses deux albums aux sonorités de jazz, soul, hip-hop ou de rumba congolaise, il signe aussi des tribunes, suit les procès historiques qui se déroulent en France, comme celui de Pascal Simbikangwa (officier rwandais des services de renseignement) condamné il y a deux ans à Paris à 25 ans de réclusion, et rejugé en novembre pour complicité de génocide et de crimes contre l’humanité.
Gaël Faye est un artiste, impliqué, concerné, désormais connu et reconnu : Prix du roman Fnac 2016, puis sélectionné pour tous les prix d’automne (les Prix Médicis, Femina, Renaudot, Goncourt, Interallié). Le 4 novembre, Petit Pays est primé dans la catégorie Premier roman français. Il loupe de peu le Goncourt avec des mots fair-play de félicitations à la lauréate et ce commentaire sur sa page Facebook : « Merci pour vos messages de soutien ! Prix ou non, la route est belle… » Et du soutien et des fans, il en a énormément, notamment auprès des collectifs de, ou soutenant, les rescapés du génocide. « Il est de ce genre rare de personnes au sujet desquelles il n’y a que de belles choses à dire : son engagement, sa simplicité, sa gentillesse. Son livre magnifique, à la prose aussi simple que délicate et sensible, permet d’approcher l’articulation entre grande histoire et vécu personnel, et de toucher du doigt les conséquences humaines cataclysmiques qu’implique un génocide » confirme Benjamin Abtan, président de L’EGAM, un mouvement européen travaillant notamment sur le drame qui s’est joué au Rwanda.
Le 17 novembre, Gaël Faye reçoit le prix dont il rêvait, le Goncourt des lycéens, avec une joie non dissimulée et toujours de jolis mots : « Burundais, rwandais et français, j’écris pour créer des ponts et rassembler le puzzle de l’Humanité morcelée », a-t-il expliqué lors de la cérémonie de remise. Et cette transmission opérée auprès de ce jury implacable de 2000 élèves a le goût du devoir accompli pour celui qui voulait transmettre à la jeunesse :
« Ecrire ce roman pour faire surgir un monde oublié, pour dire nos instants joyeux, discrets comme des filles de bonnes familles », « pour crier à l’univers que nous avons existé, avec nos vies simples, notre train-train, notre ennui, que nous avions des bonheurs qui ne cherchaient qu’à le rester avant d’être expédiés aux quatre coins du monde et de devenir une bande d’exilés, de réfugiés, d’immigrés, de migrants. »
Son livre raconte l’histoire d’un adolescent né au Burundi, arraché au paradis de son enfance par la guerre qui s’annonce au lendemain d’élections explosives : « en 1992, Gabriel, dix ans, vit au Burundi avec son père français, entrepreneur, sa mère rwandaise et sa petite sœur, Ana, dans un confortable quartier d’expatriés », note l’éditeur, Grasset. C’est l’histoire d’une famille et d’une bande de copains plongées dans la tourmente. Une immersion dans une adolescence universelle télescopée par le pire. Un quotidien paisible avec ses joies et ses peines, une vie presque banale de quartier au milieu de la grande Histoire qui s’accélère jusqu’au vertige absolu, et d’un monde en train de s’écrouler : effraction, violence, haine et ce héros, Gabriel, qui se croyait un enfant, mais va se découvrir malgré lui métis, Tutsi, Français, et refusera de céder à la vengeance. Petit pays, était déjà le nom d’un de ces morceaux de musique, aux paroles annonciatrices :
« Il fallait reconstruire mon p’tit pays sur des ossements .
Des fosses communes et puis nos cauchemars incessants.
Petit pays : te faire sourire sera ma rédemption.
Je t’offrirai ma vie, à commencer par cette chanson
L’écriture m’a soigné quand je partais en vrille
Seulement laisse-moi pleurer quand arrivera ce maudit mois d’avril
Tu m’as appris le pardon pour que je fasse peau neuve
Petit pays dans l’ombre le diable continue ses manœuvres
Tu veux vivre malgré les cauchemars qui te hantent
Je suis semence d’exil d’un résidu d’étoile filante. »
On referme le livre ébranlé mais grandi. Qu’il en fallait du talent pour sublimer avec une telle force brute, à la fois narrative et poétique, l’indicible de l’exil et d’un génocide. Et ce que les éloges médiatiques et critiques unanimes racontent : c’est l’avènement d’un virtuose littéraire en place publique et d’un passeur de mémoire. Nous le savions. Nous l’avions parfaitement compris.
Aline Le Bail-Kremer