A la veille de la création de l’État d’Israël en 1948, environ un million de juifs vivaient en terre d’Islam. Aujourd’hui, seuls quelques dizaines de milliers de juifs subsistent dans ce qu’on appelle communément en Israël l’espace Afrique-Asie.
Ces derniers juifs en terre d’islam se répartissent entre une poignée de pays tels que l’Iran et la Turquie où vivent encore entre 25 et 30 mille juifs respectivement et le Maroc et la Tunisie qui ne comptent plus que quelques milliers de nos coreligionnaires.
Une multitude de pays qui possédaient jadis des communautés juives florissantes tels que l’Égypte, la Libye, la Syrie, l’Irak, l’Afghanistan et même le Liban sont devenues Judenrhein.
Dans la plupart des cas, des centaines de milliers de juifs ont été forcés soit de fuir en laissant tous leurs biens derrière eux (les cas de l’Irak, la Syrie, le Yémen l’Égypte et la Libye sont des exemples particulièrement patents de ce phénomène qui a vu ces pays se vider pratiquement de leurs communautés parfois vieilles de plus de deux mille ans en l’espace des quelques années qui ont suivi l’indépendance d’Israël) soit qu’ils sont arrivés à la conclusion qu’ils ne pouvaient plus continuer à vivre dans leurs pays d’origine parce qu’ils craignaient pour leur sécurité personnelle (les cas des trois pays d’Afrique du nord – le Maroc, l’Algérie et la Tunisie sont pertinents dans ce contexte bien que chacun d’entre eux soit un cas à part). Dans tous les cas de figures, la majorité de ces juifs on fait leur Alya en Israël, parfois en une seule grande vague d’immigration, comme dans les cas du Yémen (Opération Tapis volant) et de l’Irak (Opération Ezra et Néhémie), parfois en plusieurs vagues intermittentes comme dans le cas du Maroc.
Justement à propos du Maroc, pays où je suis né et où j’ai grandi jusqu’à l’âge de 18 ans avant de faire mon Alya au lendemain de la Guerre des six jours, je viens d’y effectuer un voyage organisé (voir mon article « Retour au Maroc » paru dans l’édition électronique de ce magazine du mois de janvier dernier) et cette visite, ma première depuis que j’ai quitté le Maroc, m’a permis de prendre vraiment conscience de la magnitude du problème du départ forcé ou volontaire des juifs des pays arabo-islamiques.
En 1948, à la veille de l’établissement de l’État d’Israël, la communauté juive marocaine dont les origines remontent au IIe siècle de notre ère, était forte de 280 000 âmes. Aujourd’hui, elle s’est réduite drastiquement et compte à peine entre 3 000 et 3 500 membres dont la majorité vit à Casablanca, le reste étant disséminé entre les grandes villes principales de Marrakech, Fès, Meknès, Tanger, Essaouira et d’autres qui comptent chacune quelques dizaines et au meilleur des cas quelques centaines d’âmes.
Ceci dit et malgré sa taille réduite, cette communauté montre encore des signes de vitalité. Dans toutes les grandes villes qu’on a visitées, la communauté restante, aussi petite soit-elle, est structurée, possède des institutions culturelles et éducatives et dans toutes, il existe au moins une synagogue active, parfois même plusieurs, comme dans le cas de Casablanca où la communauté juive qui se chiffre à moins de 2 000 âmes, ne possède pas moins de quinze synagogues actives, l’une plus belle que l’autre.
À l’encontre des autres pays arabo-musulmans où les lieux de cultes et les cimetières ont été souvent saccagés ou détruits pour faire place à la construction d’infrastructures ou de bâtiments publics, le Maroc s’enorgueillit de préserver les vieilles synagogues désaffectées, et les cimetières juifs sont très bien entretenus, fruit des efforts communs des communautés juives encore existantes et du gouvernement marocain et de son souverain, le Roi Mohammed VI qui accorde une grande importance à la conservation et à la restauration du patrimoine culturel et cultuel des juifs du Maroc.
Ce même Mohammed VI, n’a-t-il pas dernièrement fait le déplacement à Casablanca pour y participer en personne à la reinauguration de la Grande Synagogue après de longs et coûteux travaux de restauration, et on a appris aussi il y a quelques semaines qu’il a décrété de redonner aux rues du Mellah de Marrakech leurs anciens noms souvent à consonance hébraïque.
Néanmoins, on ne peut s’empêcher d’être envahi d’une grande tristesse en visitant ces lieux, même si de grands efforts sont faits pour les maintenir en vie quelquefois d’une manière artificielle. De plus, l’hémorragie du départ continue à saigner la communauté vieillissante, les jeunes n’y voyant pas leur avenir, quittent le Maroc sitôt leurs études secondaires terminées pour de nouveaux horizons. Le rabbin d’une grande synagogue de Casablanca nous confiait lors d’une visite à son lieu de culte, que l’année dernière, 80 jeunes bacheliers juifs ont ainsi quitté le Maroc pour poursuivre leurs études en France, au Canada ou aux États-Unis, une minorité seulement optant pour Israël.
Au cours des nombreuses discussions qu’on a eues avec les Marocains de tous bords, une question revenait sans cesse dans leur bouche : pourquoi diable les juifs ont-ils quitté le Maroc pour aller à l’incognito ? Ne jouissaient-ils pas de la protection du régime et de la sécurité physique et économique ? Certains osaient même parler d’ingratitude et d’acte de trahison de la part des juifs.
Il est indéniable que le départ des juifs du Maroc a laissé une profonde cicatrice dans l’esprit et les cœurs des Marocains.
Pourtant, à nos yeux, la chose est évidente. Le départ des juifs du Maroc (et des autres pays arabes) a été précipité par deux événements majeurs : la création de l’État d’Israël et le processus de décolonisation ou en d’autres termes, le départ des Français en 1956.
Et à y voir de plus près, entre ces deux dates, (1948 et 1956), 80 000 juifs on quitté le Maroc pour s’installer en majorité en Israël. Une autre grande vague de départ a suivi l’indépendance du Maroc, les juifs sentant que leur protecteur colonial n’étant plus là, ils se mirent à craindre pour leur sécurité personnelle (voir le massacre des six juifs à Petit Jean, juste à la veille de l’indépendance).Mais la plus grande vague de départs a été celle du début des années 60, lorsque les autorités marocaines, sous la pression internationale qui a suivi le naufrage du bateau Egoz en mer Méditerranée dans lequel ont péri plus d’une quarantaine de juifs qui essayaient de rejoindre illégalement Marseille pour faire leur Alya, ont semi-légalisé cette immigration. Outre le sentiment sioniste qui animait ces partants, cette grande vague aurait été encouragée aussi par le vent de nationalisme qui soufflait en ces années-là dans tout le monde arabe poussé par les discours inflammatoires et les conspirations contre les monarchies arabes fomentées par le Rais égyptien Nasser adulé par les masses arabes.
Le coup de grâce à la présence massive des juifs au Maroc, a été donne à mon avis, par la Guerre des six jours et la victoire éclatante de Tsahal sur les armées arabes. Le renouveau sioniste qui s’est ensuivi a fait que des dizaines de milliers de juifs du monde entier ont émigré en signe de solidarité avec Israël et exprimé leur fierté d’appartenir à l’État hébreu.
Pour conclure, les théories révisionnistes avancées ces dernières années par nombre d’intellectuels et d’historiens arabes, selon lesquelles les juifs du monde arabo-musulman ont vécu au long des siècles en paix et tranquillité, protégés par le statut de dhimmi que leur conférait la religion musulmane, et donc les juifs n’avaient pas de raisons apparentes de quitter en masse ces pays-là, ces théories ne reflètent pas toute la vérité. Elles occultent les persécutions, les humiliations dues justement à ce même statut de dhimmi, et souvent même la conversion forcée à l’Islam qu’ont subi les juifs en terre d’Islam tout au long des siècles. Paradoxalement, ces exactions n’ont cessé qu’avec l’arrivée des puissances coloniales dans les pays arabes.
Shlomo Morgan est ancien Ambassadeur d’Israël au Sénégal