Rencontre avec son directeur, Philippe Chriqui.
L’Arche : Estimez-vous que la curiosité face à l’étude et aux interprétations possibles est assez ambitieuse aujourd’hui dans le judaïsme français ?
Philippe Chriqui : La question de l’étude est identitaire. Pas seulement, mais aussi. Une grande étude sur l’état du judaïsme américain a été menée aux Etats-Unis il y a quelques années (« A portrait of Jewish Americans », Pew Research, 2013). Elle avait montré que la référence à la Shoah était devenue le pilier de l’identité juive, loin devant la mention de la pratique religieuse ou même de l’étude des textes. Redonner sa place à l’étude, dans un cadre religieux ou non, est devenu essentiel pour que notre identité continue à se référer positivement à nos traditions et pas seulement à un passé traumatique. Prenons conscience que le judaïsme offre un corpus de textes et de savoirs qui constituent des sources de réflexion d’une richesse inouïe. Ce que j’appelle la « culture du judaïsme » vaut bien toutes les autres cultures que nous étudions par ailleurs. Et si nous ne l’étudions pas nous, alors qui ? Mikhtav Hadash, en dehors de son dernier numéro, offre une perspective d’étude en revue.
Le bilan des institutions sur l’étude n’est ni blanc ni noir. Le campus numérique Akadem est un magnifique exemple d’innovation en matière de Limoud. L’Alliance, le centre communautaire, l’Institut Elie Wiesel sont très dynamiques. Le Consistoire ou la FDJ sont en retrait. Il faut cependant remarquer que jamais les initiatives dans le domaine de l’étude ne se sont autant multipliées. Dans tous les centres communautaires ou les synagogues, on trouve des cours ou des beit-hamidrach. L’offre est foisonnante. Et n’oublions pas le week-end Limoud qui se tient une fois par an en région parisienne, une initiative non institutionnelle importée de Grande-Bretagne et qui donne à voir la grande diversité de l’étude juive de tous horizons.
Les lacunes concernant l’apprentissage de l’hébreu, contrairement à l’approche belge par exemple, ne constituent-elles pas un des principaux freins ?
Sans avoir une bonne connaissance de la situation belge, nous avons insisté dans notre dossier sur l’immense richesse de la lecture juive des textes. Au sein et « au-delà des versets ». Dans la lecture des mots et de leur polysémie. Dans le symbole – pas seulement numérique – des lettres. Et même, ajoutons-nous, entre les lettres, dans les blancs et les silences des espaces. Tout cela n’est possible qu’au moyen de la langue d’origine qui est la langue sacrée. Toutefois aujourd’hui, il n’est pas nécessaire d’imposer le passage par l’hébreu pour entrer dans l’étude. N’en faisons pas une barrière exclusive. Le Talmud dans ses versions Art-Scroll ou Steinsaltz offre la possibilité d’étudier en français sans perdre de vue le texte hébraïque. Permettant en quelque sorte de s’imprégner et d’apprendre l’hébreu au fur et à mesure de l’étude. De très nombreux cercles fonctionnent de la sorte. De même, point n’est besoin aujourd’hui d’être pratiquant voire croyant, pour étudier. La situation s’est diversifiée. Des cercles d’étude laïques existent et proposent des cours, en Israël également. C’est une façon de s’approprier « la culture du judaïsme » sans nécessairement en adopter tous les codes. Ce débat – étude versus pratique – est très ancien en réalité. Il est à l’origine du dossier que nous proposons, « L’étude juive, mode de pensée et mode de vie ». « Naassé ve-Nichma » (Nous ferons et nous écouterons) sont les mots par lesquels les Hébreux rassemblés au pied du mont Sinaï accueillent la Loi révélée. Nous appliquerons donc les commandements puis nous étudierons la Tora. Les termes de la controverse sont dans l’ordre des mots. La lecture littérale voire littéraliste – « faire puis comprendre » – suggère un engagement à pratiquer aveuglément avant même de prendre connaissance du contenu. Sans prendre la peine « d’entendre » la Tora au sens de l’entendement. Cette vision orthopraxe ne tient pas la route une seconde. Elle est contraire à « l’esprit » du judaïsme où l’étude – y compris critique – est la valeur suprême. Pour Rabbi Akiba, c’est la mitzva qui contient toutes les autres. Et si l’étude est prééminente pour lui et ses disciples, c’est qu’elle mène à la pratique. Étude et pratique sont entremêlées au point que l’étude est elle-même une pratique. Au-delà de la « lettre », ce sont les sens des textes qu’il convient de faire jaillir et c’est précisément l’étude qui le montre !
Vous consacrez une grande interview à Moshe Halbertal, un homme très engagé. Pourquoi ce choix particulier ?
Moshé Halbertal ouvre ce numéro avec le traditionnel grand entretien de Mikhtav Hadash. Nous avons choisi ce philosophe israélien non pour son appartenance à un courant ou un supposé engagement politique, mais en raison de ses travaux et de sa pensée, qui témoigne d’une indéniable hauteur de vue tant en philosophie que dans les études talmudiques. Ses recherches sur l’éthique l’ont en effet conduit à participer à la constitution d’une charte d’éthique dans Tsahal. C’est un personnage intéressant et un penseur passionnant. Je vous invite à lire l’entretien qu’il nous a donné. Mais il n’est pas le seul personnage marquant dans ce numéro. On retiendra les interventions de Michaël Azoulay et Gérard Haddad sur le primat de l’étude, qui peut susciter la pratique religieuse alors que l’inverse n’est pas vrai. L’exposé de Pierre-Henry Salfati sur le profond désir qu’éveille l’étude car ce qu’on y trouve ne se confond pas avec l’acquisition de connaissances. Yeshaya Dalsace et Claude Riveline présentent l’étude comme une méthodologie interprétative à la fois rigoureuse et ouverte aux opinions minoritaires. Martin S. Cohen montre que pour certains, l’étude est un chemin privilégié vers Dieu. Dan Arbib soutient que l’étude peut être considérée comme un démantèlement de la figure divine. À l’aide d’exemples concrets tirés de la Tora (Edouard Robberechts), du Talmud (Georges Hansel) et de la Cabale (Saralev Hollander), ces auteurs illustrent par l’exemple ce qu’est l’étude juive à travers les textes. Ce numéro ne saurait ne réduire à ces seuls textes et à ce dossier, mais il illustre le fait que tous les courants et toutes les disciplines sont bienvenus dans Mikhtav Hadash.