Mère juive ashkénaze contre mère juive séfarade ? Des différences, mais aussi beaucoup de points communs.
L’Arche : Selon certains, « la mère juive, c’est quelqu’un qui se lève pour que son fils retrouve son lit fait, quand il va faire pipi au milieu de la nuit ». Et pour vous, quelle est la définition de la mère juive ?
Jean-François Derec : La mère juive n’est pas juste une juive devenue mère. C’est autre chose : un concept. C’est même devenu une star internationale grâce aux histoires juives. Mais une star totalement asexuée. Sauf qu’elle a des enfants, mais on s’est toujours demandé comment ! On se doutait bien que le père juif y était pour quelque chose, mais comment ? Mystère… Chez les ashkénazes, on restait un petit garçon jusqu’à 35 ans. Il me semble que les séfarades étaient plus précoces. Mais je pense que dans les deux cas, devenir père soi-même ne nous dispensait pas d’être toujours un petit garçon !
Michel Boujenah : Si on parle de nos mères, on les voyait asexuées. Si on parle des mères des autres, quand nous avions 12 ou 13 ans, on les voyait de toute beauté. À en mourir ! Notre mère, il était difficile de la juger. On ne la regardait pas comme une femme. Ou plutôt on la regardait comme une femme sans sexualité. Sur ce point, Jean-François a raison. Partout ailleurs, la sexualité était présente, sauf chez notre mère !
La mère juive est réputée pour son amour démesuré pour son fils. Des souvenirs de cette démesure ?
J-F. D : Je n’oublierai jamais que ma mère m’a donné la plus grande honte de ma vie ! À 16 ans, avec ma bande de copains, nous devions partir, en mobylette, de Grenoble où j’habitais, à Saint-Tropez. Cinq jours de voyage ! Le rendez-vous était fixé en bas de chez moi. On se donnait des airs de durs, tout fiers d’entreprendre cette aventure ! Et là, qu’est-ce que je vois juste au moment de partir ? Ma mère qui arrive en criant : « Mon fils, mon fils, tu as oublié ton pyjama ! » Ça m’a pourri les vacances ! Dès que je tentais une approche avec une fille, il y avait toujours un copain pour me casser : « Tu as bien ton pyjama ? » C’est comme pour la nourriture. Nous donner à manger les obsède. « Il ne mange rien ! Il est tout maigre ! », ne cessait de répéter ma mère. Chez les séfarades, je crois qu’on dit la même chose, mais différemment : « Mange, mange, mon fils, tu ne manges rien ! »
M.B : Oui, c’est vrai, ma mère s’inquiétait toujours de savoir si j’avais bu mon lait. Elle passait son temps à nous dorloter et nous bercer. Sur l’inquiétude, elles se rejoignent. Elles sont toutes pareilles. Elle ne cesse de s’inquiéter pour ses enfants, en exagérant – mais juste un peu ! – les dangers. Alors, un souvenir indélé- bile ? Une fois, tout petit, j’ai été agressé dans la rue et l’agresseur s’était sauvé. Que fait ma mère ? Elle prend sa voiture, me jette dedans et se met à le poursuivre en espérant le rattraper. Vous voyez la scène : poursuivre en voiture un enfant qui court sur le trottoir ! Une folie ! C’est ça la mère juive ! Elle est prête à tous les dangers pour nous protéger !
J-F.D : Toi, tu baignais dans un milieu juif, alors que pour moi c’était l’inverse. Mes parents, comme tous les juifs polonais de cette génération, cachaient leurs origines. Ils n’avaient qu’une seule idée, s’intégrer, devenir plus français que les Français. Je n’avais aucun copain juif ! Je ne savais même pas ce que ça voulait dire ! Je baignais dans une espèce de brouillard plein de mystère.
M.B : Nous, juifs tunisiens, nous n’avons pas vécu la même histoire. Nous étions très loin des atrocités de la guerre. Nous n’avions donc aucune raison de cacher notre judaïsme, bien que nous soyons juifs pratiquants plutôt que religieux.
J-F.D : C’est vrai que pour nos mères ashkénazes, nous baignions dans un sentiment de danger. Ma mère, évidemment, n’arrêtait pas de se lamenter mais mon père prenait ça avec philosophie. Finalement, j’ai appris l’humour avec mon père et l’angoisse avec ma mère.
M.B : C’est formidable ! Avec l’humour et l’angoisse, tu avais là les deux premières matières des juifs !
J-F.D : Tu as raison ! J’étais tellement ignorant que je me demandais même si ma mère était au courant qu’elle avait mis au monde un enfant juif !
M.B : Tu étais isolé, et il a bien fallu que tu t’adaptes ?
J-F.D : Pas isolé mais différent, car mes parents étaient tellement différents de ceux de mes copains grenoblois. Et tous ces gens qu’ils fréquentaient, des juifs je l’ai compris plus tard, me semblaient étranges et mystérieux quand ils se mettaient à parler cette langue incompréhensible, le polonais ou le yiddish. Ils m’attiraient et m’inquiétaient.
M.B : Mais tu n’avais pas de famille ?
J-F.D : J’avais des frères et des sœurs, mais tout le reste de la famille ayant été exterminé, pas de grands-pères, d’oncles, de tantes ou de cousines. Tous mes copains avaient une cousine dont ils étaient amoureux ! J’étais donc obligé de m’inventer une famille si je voulais leur ressembler. Tout le contraire de toi, je suppose ?
M.B : Nous au contraire, nous étions très nombreux. Une petite population, avec oncles, tantes, cousins, cousines, et ne parlons pas du shabbat ! On n’arrivait même pas à se compter ! J’adorais ! Il y avait aussi les amis de mes parents qui venaient dîner et raconter des histoires à la maison. Et tu sais quoi ? Nous, les enfants, nous étions aussi amis avec leurs mères qui se comportaient avec nous comme notre propre mère ! Si bien qu’à ma mère s’ajoutaient les mères des copains ! On n’en pouvait plus ! On étouffait de cette protection rapprochée !
Vous avez eu une formule formidable pour exprimer d’ailleurs cet étouffement : « Celui qui survit à une mère juive, il est très fort ! » Et apparemment, vous avez survécu !
M.B : C’est vrai ! Nos mères nous ont étouffés mais en même temps, elles nous ont élevés. Elles nous ont poussé à réfléchir, à avoir confiance en nous. Elles nous donnaient de l’amour. Elles étaient à la fois notre propre mère et notre mère géographique. Elles devenaient notre territoire. Elles remplissaient ces deux rôles. Du coup, elles devenaient notre mère plus qu’une autre mère ! On préfère être mal aimé que pas aimé du tout. Elles savaient nous flatter. À force de dire, quand on est petit, « comme tu es beau mon fils », cette boutade est devenue un prénom ! Et aussi, elles savaient nous valoriser ! « Comme tu es intelligent mon fils ! » Elles nous poussaient à réussir. Vous connaissez cette histoire : « Une mère juive promène ses deux enfants. Quelqu’un lui demande leur âge : le docteur a quatre ans, et l’avocat deux ans, répond la mère ! » C’est ma mère qui, la première, m’a emmené voir Les Feux de la rampe de Charlie Chaplin.
J-F.D : Moi, c’est pareil. C’est ma mère qui m’a fait découvrir Chaplin et Laurel et Hardy ! Finalement, c’est à elles que nous devons, toi et moi, notre vocation ?
Entre séfarades et ashkénazes, il y avait aussi une différence de culture et de connaissance…
J-F.D : Oui, c’est vrai. Les ashkénazes avaient un rapport très fort avec la culture, musique et littérature. Je n’ai d’ailleurs jamais compris pourquoi. À la maison, on écoutait Beethoven, Mozart. Alors que chez mes copains, on écoutait Marcel Amont. Chez nous, on discutait des heures pour un rien. Tout était sujet de discussion et de remise en question ! Cela avait un côté talmudique… Mes copains croyaient toujours qu’on s’engueulait. Mais non, c’est comme ça qu’on parlait ! C’est un point commun avec les sépharades, que j’ai compris plus tard, car je ne savais même pas qu’ils existaient ! Je ne les ai découverts qu’une fois à Paris, à 25 ans. Surtout les femmes que je trouvais très belles ! À Grenoble, au moment de l’arrivée des pieds-noirs en 1962, on mélangeait un peu tout ça, juifs, pieds-noirs… Ils étaient mal vus, car c’était à cause d’eux que nos pères et nos grands frères avaient dû faire la guerre en Algérie. Ce que j’enviais aux séfarades, c’est leur côté famille, chaleureux, leurs fêtes. On retrouve les mêmes mécaniques chez les mères ashkénazes et les mères séfarades. Mais plus poussées chez les séfarades. On peut dire que les mères séfarades, c’est comme les mères ashkénazes, mais en 3D !
M.B : Justement, toute la différence est là. Il y a une différence entre une mère ashkénaze et une mère séfarade au niveau de la culture. C’est totalement différent. Nous, on écoutait Dalida. Seul mon père était un intello. Donc c’était différent entre séfarades et askhénazes. Cela se ressentait terriblement. Mais moi, mon rêve, plus tard, était de devenir ashkénaze ! J’étais fasciné par la culture ! Et tous ces prix Nobel incroyables qu’ils ont obtenus ! On ne les compte plus ! Nous, séfarades, nous aurions pu espérer, à la rigueur, le prix Nobel du pantalon !…