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Littérature

Les deux visages d’Hérode

Munificent d’une part, soupçonneux, ingrat, cruel de l’autre. Comment ces deux aspects peuvent-ils coexister dans la même personne ? Ce ne serait pas un cas unique dans l’histoire de l’humanité.

 

L’Arche : Qu’est-ce qui vous a attirée dans le personnage d’Hérode ?

Mireille Hadas-Lebel : Sans que l’on sache toujours de quoi il en retourne, le nom d’Hérode a un parfum sulfureux. J’ai fait un cours sur l’histoire du judaïsme à l’époque hellénistique et romaine pendant près de vingt ans en Sorbonne et, lorsqu’on abordait la période hérodienne, je percevais toujours un regain d’intérêt parmi les étudiants. Le public chrétien, lecteur de l’évangile de Matthieu, a entendu parler du « massacre des innocents » consécutif à la visite des rois mages, qu’il attribue à ce roi. Cette légende noire ne fait que refléter la mauvaise réputation d’Hérode au sein de son peuple même, mais elle est loin de l’histoire réelle. J’ai pensé qu’un récit rigoureux, fondé sur les textes anciens et l’archéologie, donnerait une image plus juste et plus passionnante d’un long règne (-37 à -4) qui a profondément marqué l’histoire du peuple juif et laissé de nombreux vestiges sur le terrain. Le véritable Hérode est bien connu des historiens de l’Antiquité grâce à l’œuvre de Flavius Josèphe mais le grand public n’en a qu’une idée vague ou fausse et le plus souvent pas d’idée du tout. Beaucoup d’études historiques lui ont été consacrées mais cela reste une affaire de spécialistes. J’ai voulu écrire un livre facilement accessible tout en tenant compte des dernières recherches historiques et archéologiques. La collection des biographies des éditions Fayard où j’ai déjà publié Flavius Josèphe, le Juif de Rome et Philon d’Alexandrie, un penseur en Diaspora était toute indiquée pour cela.

Vous le décrivez de manière ambivalente, à la fois comme généreux et féroce, bâtisseur et cruel. Le Monde, qui rend compte de votre livre, a-t-il raison de titrer « Un héros shakespearien » ?

Le personnage a en effet deux visages, comme le soulignait déjà l’historien du Ier siècle, Flavius Josèphe : généreux, munificent d’une part, soupçonneux, ingrat, cruel de l’autre. Comment ces deux aspects peuvent-ils coexister dans la même personne ? Ce ne serait pas un cas unique dans l’histoire de l’humanité. Roi éloigné du centre du monde qu’était alors Rome, il cherche à s’assurer la protection de l’empereur dont son trône dépend et à se faire un nom qui le distinguerait des autres « rois clients » de la région et le ferait passer à la postérité. Il a de l’ambition, du courage, du panache. Mais ce même homme porte en lui des germes de folie qui ne feront que s’accentuer avec le temps. Il n’a de confiance qu’en sa fratrie qui réussit à le manipuler. Son caractère jaloux, ombrageux, impulsif, lui fait prendre des décisions désastreuses jusqu’à faire périr sa femme Mariamne (Myriam), le seul être qu’il aime et, plus tard, deux fils aussi beaux que doués. J’ai trouvé que le titre donné à l’article du Monde « Un héros shakespearien » lui convenait très bien car il y a quelque chose de lui en Othello. Hérode a inspiré beaucoup de dramaturges mais hélas aucun du talent de Shakespeare.

La clé de ce double aspect d’Hérode me paraît pouvoir être trouvée dans le sentiment qu’il devait avoir de son absence de légitimité. Pour son peuple, c’était un usurpateur qui avait accaparé le trône de David. En réaction, il lui fallait prouver qu’il était un grand roi, d’où ces projets de constructions grandioses destinées à marquer l’espace et à lui survivre dans le temps, dont il espérait aussi qu’elles lui vaudraient l’admiration des autres peuples de la région ainsi que des Romains. Mais afin de se maintenir au pouvoir, il lui fallait éliminer ses rivaux déclarés ou potentiels, qui se trouvaient surtout dans l’ancienne famille régnante d’où était issue Mariamne. Conscient de la haine suscitée par cette série de crimes, il a fait régner la terreur à la cour et dans le royaume. En fin de compte, il a compromis l’héritage qu’il voulait laisser à la postérité et a causé le malheur de son peuple.

 

« Qui n’a pas vu le temple d’Hérode n’a pas vu un bel édifice », dit le Talmud. Vous décrivez ce temple. Peut-on dire qu’il était plus grandiose que celui de Salomon ?

Hérode est en effet un grand bâtisseur. Il aime lancer des défis à la nature : construire un port sur une côte rectiligne à Césarée, installer des palais en plein désert à Massada, édifier une montagne artificielle (l’Hérodion). Passionné d’architecture (peut-être était-il lui-même son propre architecte), il voit grand, il voit beau et est à l’affût des techniques les plus modernes. Le Temple qu’il trouve à Jérusalem est celui qui a été bâti par les exilés rentrés de Babylone, à partir de -515 et a quelque peu été modifié par la suite. Il est encore trop modeste aux yeux d’Hérode. Il a l’ambition d’être pour les siècles des siècles un nouveau Salomon. L’esplanade du Temple existante ne lui paraît pas assez vaste ; il n’hésite pas à combler une vallée à l’ouest, disposer des arches de soutènement pour prolonger l’espace au sud et élever pour accueillir les pèlerins un vaste édifice à trois nefs délicatement orné. La cour intérieure est entourée d’une magnifique colonnade. Quant au sanctuaire proprement dit, il en confie la construction à des prêtres car eux seuls ont droit d’y accéder. Il choisit les matériaux les plus beaux, des blocs de pierre géants taillés avec art. Ce qu’il en reste aujourd’hui ne donne qu’une très petite idée d’un bâtiment qui a été une des merveilles de l’Orient. Le mur occidental sur lequel se concentre toute l’attention n’est lui-même qu’une petite partie des vestiges de l’enceinte du Temple, visibles à l’œil nu, tant du côté sud avec ses marches monumentales qu’en souterrain, dans le prolongement du Kotel.

D’après les descriptions qui nous sont parvenues, on comprend que les sages du Talmud en aient gardé ce souvenir nostalgique ébloui. Ils disent aussi que dix mesures de beauté sont descendues sur le monde et que Jérusalem en a reçu neuf.

 

D’où vient cet intérêt renouvelé chez les historiens, y compris en Israël, pour ce personnage qui n’était pas aimé de son peuple, qui était même rejeté comme un « usurpateur » ?

Il ne s’agit pas seulement d’une mode. Le personnage d’Hérode concentre depuis longtemps l’intérêt des historiens et des archéologues autour des sites de Massada ou de l’Hérodion. Il se trouve seulement que l’on a récemment tenté de mettre des sciences comme la médecine ou la psychanalyse au service du récit qui nous est parvenu afin de mieux comprendre ses troubles psychiques ou la nature de sa dernière maladie, décrite avec force détails.

Un autre élément plus important encore a été la découverte par l’archéologue israélien Ehud Netzer de ce qu’il pensait être le tombeau monumental d’Hérode sur l’Hérodion. À la suite de cette découverte, une magnifique exposition a été organisée par ses disciples au Musée d’Israël, mais lui-même était mort entre-temps d’une chute fatale sur le lieu de ses fouilles.

J’ai tenu compte de ces développements nouveaux dans mon livre. Je suis consciente que je n’aurais pas écrit tout à fait le même livre il y a seulement dix ans.

 

Renan avait-il raison de dire qu’« au fond, Hérode n’était pas un juif de cœur » ?

Renan est un historien d’une grande sensibilité qui a tendance à extrapoler à partir des textes ; il a peut-être partiellement raison. En ce qui concerne l’attachement d’Hérode au judaïsme, l’on peut en effet se poser quelques questions. Par son père, il appartenait à la troisième génération d’Iduméens convertis collectivement au judaïsme ; quant à sa mère, elle était nabatéenne. Du point de vue religieux, tel que cela se pratiquait alors, Hérode était juif puisque son père l’était. Sur le plan juridique, la notion de demi-juif n’existait pas. On peut se demander toutefois s’il ne restait pas dans cette famille quelques traces des cultes idolâtres locaux anciennement pratiqués. En outre Hérode a subi l’ascendant de la civilisation grecque dominante en Orient et de la puissance romaine. Il a couvert son royaume de théâtres et d’amphithéâtres et a restauré des édifices païens dans les pays voisins, il a même fait construire à Césarée un temple à Auguste et à Rome. Lorsqu’il rendait visite à ses protecteurs romains, rien ne dit qu’il s’abstenait de certains mets lors des banquets tandis que, dans son royaume, il ne fait pas de doute qu’il respectait les règles alimentaires bibliques. La piété ne cadre pas avec le tempérament du personnage mais à certains moments, il a pu croire qu’il bénéficiait de la pro- tection divine et vouloir manifester sa reconnaissance.

 

Pourquoi a-t-on pris l’habitude de dire « Vieux comme Hérode » ? D’où vient cette expression ?

J’ai bien évidemment cherché l’origine de cette locution et n’ai rien trouvé de satisfaisant. Hérode n’est pas Mathusalem. Il est mort à 70 ans, un âge certes avancé pour l’époque mais qui n’a rien d’exceptionnel. Il me semble que l’expression signifie « très ancien », c’est dans ce sens qu’on utilise parfois « avant Jésus Christ ».

 

Vous évoquez la place d’Hérode dans le Talmud et dans le Midrash. pour quelle raison Bérénice, descendante d’Hérode, est-elle totalement ignorée ?

C’est la pièce de Racine qui attire notre attention sur Bérénice. Son idylle avec Titus n’a pas duré bien longtemps et a probablement totalement échappé aux Juifs en pleine révolte contre Rome. Le Talmud est tout sauf un livre historique. Les références à l’histoire qu’il contient sont, comme je l’ai montré dans mon Jérusalem contre Rome, des souvenirs épars préservés dans la mémoire collective à deux siècles au moins de distance.

 

Mireille Hadas Lebel, Hérode. Editions Fayard.