Pierre Birnbaum plonge dans les archives et déroule quelques pages cruciales de l’histoire du judaïsme français.
L’Arche : Vous avez entrepris ce travail de recherche sur la question mise au concours de l’Académie de Metz en 1787, deux ans avant la révolution sur le thème : « Est-il des moyens de rendre les juifs plus utiles et plus heureux ? » D’abord, pourquoi cette question a-t-elle été formulée sur la base de l’« utilité » et du « bonheur » ?
Pierre Birnbaum : Au XVIIe siècle, le bonheur est conçu par les philosophes comme un moment de félicité avec la nature, un épanouissement aussi dans la sociabilité de l’espace public. Il n’a aucun lien avec la question de l’utilité économique ou sociale des individus. De manière frappante, l’interrogation de l’Académie de Metz pose au contraire le destin juif en termes économiques ou sociaux. Nombre d’académies de province proposent des concours scientifiques sur les sujets les plus variés. Celle de Metz s’est spécialisée dans les problèmes économiques et en vient ainsi à s’intéresser à l’utilité possible des Juifs dans une France essentiellement agricole. Relevons néanmoins que l’on se demande explicitement comment rendre les Juifs « heureux », quitte à ce que le « bonheur » dépende, en ce qui les concerne, de « l’utilité ».
Vous avez consacré cinq années de travail sur les Archives, et le résultat est très impressionnant. Pourquoi revenir aujourd’hui à cette séquence historique alors que les juifs de France se posent des questions sur leur avenir ?
On ne peut rapprocher impunément des périodes historiques si éloignées. Néanmoins, on voit bien à travers ces manuscrits qui sont presque tous inédits que plusieurs de leurs auteurs attendent des Juifs qu’ils s’éloignent de leurs valeurs et rejettent leur mémoire propre avant d’entrer dans l’espace public. Les préjugés à leurs égards, tels qu’ils apparaissent dans ces textes, sont souvent frappants. Et pourtant, dès la fin de 1791, les Juifs entrent de plain-pied dans la citoyenneté, on n’exige plus rien d’eux, ils peuvent, dans leur espace privé, demeurer fidèles à leurs valeurs et leurs rituels, continuer à exercer le métier de leur choix. Si, avant la Révolution française, ces manuscrits révèlent la profondeur des préjugés, avec la révolution, l’accès à la citoyenneté repose cette fois sur une vision de l’intégration rejetant tout pluralisme culturel au sein de l’espace public. La situation contemporaine est fort dissemblable, la citoyenneté est entière, les droits sont protégés, la légitimité des Juifs au sein de la nation est totale même si le sentiment d’une grande fragilité est fort, lié aux attentats et aux meurtres qui se sont succédés. Le recul de la force de l’État explique aussi ce sentiment de vulnérabilité.
Dans votre introduction, vous resituez l’histoire de l’émancipation des juifs en France dans un contexte plus général, qui n’est pas seulement franco-français. C’est un mouvement qui affecte l’Europe en général à cette époque-là ?
Oui, les Lumières se répandent à travers toute l’Europe avec leur idéal d’émancipation de l’humanité. Elles n’en sont pas moins fort distinctes, d’une société à l’autre. En gros, on peut distinguer les Lumières des pays anglo-saxons, de la Hollande ou encore des ports italiens, ancrées dans l’idée de tolérance, de pluralisme culturel, favorables au commerce, aux échanges, des Lumières à la française, tournées vers l’universalisme de la Raison, défavorables aux religions, presque toujours hostiles au commerce, à l’argent qui pervertirait les rapports humains. Dans ce sens, il faut replacer l’histoire des Juifs dans des contextes nationaux fort divers.
La France a-t-elle joué néanmoins un rôle capital sur ce plan ?
À l’encontre des préjugés qui se font souvent jour dans la plupart de ces manuscrits inédits, la Révolution française fonde un certain exceptionnalisme de l’histoire juive. Basée sur une vision abstraite et universelle de l’homme, la Révolution française a l’ambition de créer un Homme nouveau détaché des valeurs du passé, elle donne naissance à un espace public universaliste qui permet, pour la première fois dans l’Histoire, d’entrer de plain-pied dans la citoyenneté, d’accéder très vite aux fonctions politiques ou administratives, d’entrer dans les Grandes écoles, sans se convertir et tout en conservant, en réalité, comme les autres citoyens, de forts liens de sociabilité propres. Il est certain que cette vision émancipatrice forte n’a pu que réduire leur cohésion collective ainsi que, peut être, leur créativité propre, cohésion et créativité qui demeurent plus grandes dans des sociétés pluralistes où longtemps les Juifs restent pourtant exclus des fonctions de régulation, étant donné la force d’un monde dirigeant chrétien qui contrôle les grandes universités.
Jugez-vous que cette entrée des juifs dans la modernité est fille des Lumières, de Montesquieu, de Rousseau, de Voltaire, même si l’approche du judaïsme chez ces philosophes n’est pas la même ?
Il faut distinguer Voltaire de Montesquieu et de Rousseau. Ce dernier n’a aucun préjugé à l’égard des Juifs. De même, Montesquieu, le libéral tourné vers l’Angleterre et la tolérance, ne se montre guère hostile. Voltaire, au contraire, est véhément, violent, radical dans son refus du maintien d’une personnalité juive collective. Sa haine du christianisme le pousse à se moquer du judaïsme. Moins par antisémitisme que par haine de toutes les religions. Il n’empêche qu’il utilise un vocabulaire, des images tellement agressives qu’ils feront, jusqu’à nos jours, le délice des auteurs antisémites. En dépit des leurs visions si négatives, ces philosophes comme Voltaire et Diderot se trouvent à l’origine des Lumières à la française qui donnent aux Juifs, en France et dans quelques pays européens influencés par 1789, un destin presque unique par leur accès à la citoyenneté et aux fonctions de l’État.
On est frappé quand même du rôle joué par des hommes d’église. Parmi les auteurs des manuscrits envoyés à l’Académie de Metz, vous notez qu’il y a quatre membres du clergé et un candidat juif. Peut-on dire que l’Église a été très présente dans ce mouvement qui a conduit à l’émancipation ?
Parmi les neufs candidats au concours de l’Académie de Metz, on trouve plusieurs hommes d’Église. Certains d’entre eux, comme La Lauze, se montrent d’une immense tolérance à l’égard des Juifs, ne font preuve d’aucun préjugé, sont favorables à leur entrée dans la cité sans rien exiger d’eux. D’autres, comme Dom Chais, sont d’une incroyable virulence à leur égard, d’une violence insupportable, exigeant leur exil du territoire ou leur cantonnement dans des professions agricoles telle l’élevage des abeilles. Il élabore un plan très organisé distribuant les juifs sur tout le territoire et exigeant d’eux qu’ils se consacrent aux abeilles. D’autres enfin, comme l’abbé Grégoire, occupent une position intermédiaire. S’il condamne fermement les accusations traditionnelles formulées contre les Juifs d’être responsables de la peste ou des meurtres rituels, s’il souhaite leur entrée dans la société en tant que « frères », il n’en exige pas moins d’eux qu’ils oublient la cacheroute, qu’ils n’emploient plus le yiddish, ce « jargon tudesco-hébraico burlesque », qu’ils se détournent de leurs « rêveries talmudiques », de leur « fanatisme » ; il en vient même à formuler l’idée de leur nécessaire conversion, au bout d’un certain laps de temps. C’est le seul dont on connaît véritablement le manuscrit du second tour qui a été couronné alors que le premier, récusé par la commission, est publié ici pour la première fois et diverge considérablement du second. Dans ce premier écrit, la plupart des expressions blessantes, des formules violentes y sont absentes. Pourquoi a-t-il cru indispensable de durcir son texte pour remporter le concours reste un mystère.
Le texte de Zalkind Hourwitz est remarquable de finesse, d’intelligence et de connaissance du sujet. Était-il possible qu’il fût récompensé ?
Le manuscrit d’Hourwitz, ce juif polonais comme il se nomme lui-même, a été primé lui aussi. Son premier texte n’avait pas été retenu mais Hourwitz, de lui-même, en a envoyé un second qui a été accepté. Et pourtant, dans cet écrit on trouve cette fois une défense du Talmud, des rituels, des Juifs qui ne sont nullement, à ses yeux, dégénérés et n’ont nul besoin de la régénération souhaitée par l’abbé Grégoire.
C’est la première fois que ces manuscrits sont édités par vos soins. Comment expliquez-vous que les historiens en général, et les historiens de la révolution en particulier, ne s’y soient pas intéressés ?
Ces textes sont presque tous demeurés à l’état de manuscrits dans les archives de Metz ou de Nancy. Des historiens comme David Feuerwerker en parlent dans leurs ouvrages et leur consacrent quelques pages sans véritablement les comparer et en faire une analyse approfondie. On s’est contenté le plus souvent du seul texte de Grégoire sans se rendre compte de l’ampleur de ses préjugés qu’il va d’ailleurs abandonner d’un coup durant la Révolution française pour s’engager cette fois entièrement aux côtés des Juifs. Ces textes présentent un intérêt immense pour les historiens en général et pas uniquement ceux qui s’intéressent à l’histoire juive. Car on y trouve l’état de la question concernant les conditions de l’émancipation des minorités, celle des Juifs mais aussi des Bretons, des Berrichons ou des Noirs des Antilles que la Révolution va transformer en Hommes nouveaux.
Vous écrivez en conclusion de votre livre : « L’émancipation à la française tient ici son exceptionnalisme : elle se réalise par une voie à laquelle aucun des candidats au concours de Metz n’aurait songé, à travers un processus révolutionnaire qui fait fi de tous les préjugés qui transparaissent encore dans la plupart de leurs manuscrits. » Est-ce à dire que l’émancipation des juifs de France s’est faite un peu, d’une certaine manière, contre cet épisode du concours de Metz ?
Oui, c’est indéniable. C’est tout le mystère de ce changement brutal, radical qui bouleverse le destin de tous, Juifs comme non-Juifs, les fait entrer dans une autre Histoire en tant que citoyens égaux et libres sans pour autant faire disparaître tous les préjugés.