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Littérature

Une saga hassidique

Shulem Deen, Prix Médicis 2017, a un point commun avec Spinoza : traité d’hérétique par sa communauté hassidique, il en a été banni à jamais. Les Skver forment l’un des shtetls les plus extrêmes et les plus fermés d’Amérique. Comment sort-on de cet univers pour aller à la découverte du monde et de soi ? Un livre raconte ce lent cheminement d’un père de famille qui ose changer de vie, mais à quel prix ?

 

L’Arche : Chez vous, « tout a commencé par des questions. Elles étaient toutes proscrites » alors que le judaïsme nous encourage à en poser dès notre plus jeune âge.

Shulem Deen : Pourquoi certains se posent-ils des questions et d’autres non ? La communauté d’ex-hassidim – « les sortants » – ne cesse de s’agrandir à New York, Londres ou Jérusalem. Pourquoi certains partent-ils, alors que les autres restent ? Pour changer d’esprit, il faut se permettre de douter. Les autres ont des questions, mais ils préfèrent les effacer. Le Talmud comporte une sagesse louable, or est-ce que ce sont les mots de Dieu ou des hommes ? On m’avait dit que mon rabbin était un saint, il n’était en réalité qu’humain. J’ai épousé une femme, dont je ne voulais pas vraiment, mais je pensais que c’était mon devoir religieux. Mon opinion et mes intérêts ne comptaient pas, d’autant que je n’étais quasiment qu’un adolescent. Les enfants des hozré betchouva (qui font un retour à la religion) sont mal perçus, alors cela a peut-être contribué à alimenter mes désillusions. Une fois que la première étincelle du doute a émergé, tout est devenu questionnement. Je me suis alors rendu compte que je n’appartenais pas à ce monde…

 

Qu’est-ce que les Skver ont de particulier ?

Tout comme d’autres communautés hassidiques, ils préfèrent se couper du monde pour maintenir une identité culturelle et religieuse très forte. Cette idéologie du shtetl est renforcée, dans leur cas, par leur isolement complet, comparable à celui des Amish. Ils se situent à New Square, un bourg à 50 km de New York. Dans le village que je décris, tout le monde est skver. Seule l’autorité religieuse règne, de façon extrême et coercitive. Impossible d’y échapper.

 

À partir de quand avez-vous réalisé qu’il existait un fossé irrésistible avec l’environnement extérieur ?

Lorsque j’ai pris conscience qu’il existait un ailleurs, il a revêtu un aspect mystérieux que je ne souhaitais, a priori, pas sonder car il me faisait peur. Cependant, n’est-ce pas humain de vouloir explorer ce qu’il y a au-delà de l’océan ? Il y avait un tel fossé entre « les Autres » et « Nous », que cela a lentement éveillé ma curiosité. J’ai commencé par allumer une radio, puis à acheter des journaux, emprunter des livres à la bibliothèque municipale ou écouter de la musique. Autant d’interdits qui m’ont permis de réaliser qu’il existe diverses religions, cultures, pensées et philosophies. Quel choc ! Cela me semblait fascinant, voire vertigineux. Certains résistent à l’envie d’en savoir d’avantage, mais moi, j’étais plutôt un explorateur qui ne percevait pas l’inconnu comme un péril.

 

Les livres, la télé ou internet incarnent une fenêtre vers un autre monde. Est-ce cela qui les rend dangereux ?

Le plus grand danger, ce sont les idées ou la tentation, dans un monde hassidique totalement fermé sur lui-même. L’art, les médias ou les réseaux sociaux peuvent nous conduire vers des plaisirs, de la chair ou de l’âme, qui sont en désaccord total avec ce type de mode de vie et ces croyances communautaires. Elles ne redoutent pas tant le monde extérieur, que les failles de l’homme.

 

Vous ne vous êtes soudain plus senti « à votre place ». Pourquoi est-ce douloureux de perdre la foi ?

J’ai compris que je n’appartenais plus au monde des Skver, quand j’ai senti que ma pensée différait totalement de celle qui était établie. Ce cheminement est très lent… J’ai longtemps été croyant, puis un jour je ne l’étais plus. J’ignore quand ça s’est produit exactement, tant il s’agit d’un processus évolutif. Observer, lire ou analyser m’ont permis de saisir que je n’avais plus la foi en moi. J’ai toutefois repoussé cette idée, parce que je voulais être juif et appartenir à ma communauté. Le judaïsme était tout pour moi, je refusais de le perdre. Or que devient-on quand on prie et que ça n’a plus le moindre sens ? Le doute est déstabilisant. Je me suis senti si seul à 25 ans. Comment oser faire un choix qui va à l’encontre de tout ce qu’on a appris, acquis et cru ? Il faut regarder à l’intérieur de soi, afin d’accepter ce que l’on ressent.

 

Certes, mais ce choix implique sa famille. Que représente celle-ci dans la communauté skver ?

Tout. L’attachement à la Torah est viscéral, mais celui à la famille et à la communauté s’impose dans la vie de tous les jours. En Occident, on prône la liberté et l’individualisme. Résultat : on assiste à une épidémie de gens isolés, solitaires et guère heureux. On peut se retrouver dépourvu de famille, à 40 ou 60 ans, alors que les Skver ont en moyenne douze enfants et une centaine de petits-enfants. Le retour à la religion s’explique d’ailleurs, en partie, par ce cadre de vie familial. On ne s’y pose pas la moindre question, puisque tout est écrit dans les livres sacrés. La communauté m’a semblé étouffante, mais elle offre une vie sociale, de l’amour et des responsabilités.

 

Qu’en est-il de celui de la mère juive ?

Je tiens d’abord à rendre hommage à la mienne. Si ma famille biologique m’avait rejeté, j’aurais été dévasté. Mon père est mort lorsque j’avais 14 ans, alors nous avons traversé de multiples choses ensemble. Ma mère nous a soutenus, afin que nous restions soudés. Mon choix l’a blessée au plus haut point. Elle a pleuré et prié, pour que je revienne vers « le droit chemin », mais elle n’a jamais cessé de m’aimer. La maternité est le rôle le plus important qui soit pour une femme skver. Mes filles ne voulaient pas devenir médecins, mais mères de famille. La communauté forge leurs esprits. Elles-mêmes se perçoivent comme des épouses, des mamans, des gardiennes du foyer et des piliers de la famille. Leur mitsva est de donner la vie. Il y a cependant de telles différences entre les sexes, chez les hassidim, qu’elles manquent cruellement de liberté. Les femmes skver ne peuvent pas conduire. Incapables de sortir, elles ne s’éveillent pas à la curiosité du monde extérieur. Ma femme, Gitty, était effrayée par la liberté que je lui proposais. Elle avait besoin d’un cadre de vie très réglementé. C’était une bonne épouse et une bonne mère, admirablement dévouée à son devoir. Certains, comme les Russes, n’aiment pas la démocratie. Ils préfèrent Poutine car l’autorité leur assure la sécurité. Il en va de même pour certaines personnes. La vie juive est profondément ancrée dans la famille et la communauté, or on peut être juif et seul.

 

L’amour, la passion ou les sentiments n’existent pas chez les skver. « Je n’avais jamais imaginé que je puisse aimer mon épouse. Pourtant, nous avions créé de l’amour. »

L’Occident parle de quelque chose qui n’existe pas vraiment, l’amour romantique. Instable, orageux et impétueux, il ne me semble pas compatible avec la vie quotidienne. Mon mariage a été célébré au nom d’un devoir, mais nous sommes parvenus à créer une famille, synonyme d’attachement véritable. L’amour pour mes enfants est indescriptible et indestructible ! Aucun mot ne peut contenir ce que ça signifie de devenir père. Il ne s’agit pas d’un sentiment juif, mais universel. Brusquement, on est envahi d’amour pour un petit être inconnu. Le monde masculin s’avère tellement limité, quant aux émotions, que là, on peut enfin se laisser aller.

 

Banni pour cause d’hérésie, vous avez été arraché à votre famille.

C’est le plus déchirant (les larmes aux yeux)… Le titre du livre fait référence à l’hérésie. D’après Rambam, si quelqu’un commet ce péché, il n’a plus jamais droit à la techouva. C’est pourquoi la communauté le rejette à jamais. Quand on est accusé d’être « un traître » hérétique, on sait que cela affectera ceux qu’on aime. Ce dilemme m’a beaucoup tourmenté. Je voulais offrir le meilleur à mes cinq enfants, tout en aspirant à vivre ma vie. Comment combiner les deux ? Cette dualité me semblait un choix impossible. En quittant ma communauté, j’allais blesser les miens. Ce choix cinglant se retrouve aussi chez tous ceux qui ne sont pas heureux dans leur couple, mais ils préfèrent parfois rester ensemble pour les enfants. Est-ce courageux de partir ? Cela exige de la détermination et de l’acceptation de soi. Je savais que je n’étais pas un mauvais homme, si je suivais mon choix. Bien sûr, j’éprouvais du chagrin à l’idée de causer tant de peine autour de moi. Bien sûr, je redoutais l’incertitude, mais j’avais besoin de vivre ma vie.

 

Quel est le goût et le prix de cette liberté ?

Il est inconcevable… Si j’avais su que j’allais être coupé de mes enfants, je ne l’aurais jamais fait. Au début, on fonctionnait comme tout couple divorcé, se partageant la garde, mais la communauté skver a fait pression sur Gitty. Elle l’a obligée à faire un choix : se remarier et m’arracher les enfants. Au lieu de me voir comme un homme responsable et aimant, ils ont grandi avec l’idée que je suis « un père diabolique ». Mes filles se sont mariées, mais je n’ai pas été convié. Quelle tristesse… J’aimerais imaginer ce livre comme une bouteille à la mer, adressée à mes enfants, mais je ne pense pas qu’ils le liront. Avec les années, j’ai appris qu’il faut être patient. Peut-être qu’un jour, il n’y aura plus de mur entre nous. J’espère qu’ils feront le choix de me revoir. Grâce aux réseaux sociaux, ils sauront où me trouver. Il faut leur donner le temps de devenir adultes. Tous les parents doivent apprendre à lâcher prise, afin de laisser leurs enfants prendre leurs propres décisions. Je vis, dès lors, avec l’incertitude et l’espoir. Celui qu’on sera tous réunis. Je ne connaissais pas le prix de mon choix, mais je sais que j’ai pris, malgré tout, le bon chemin.

 

À travers ce livre, cherchez-vous à révéler votre vérité ?

Il ne s’agit pas d’une exploration, mais d’une narration. Je voulais devenir écrivain, or il se trouve que mon histoire forte valait la peine d’être racontée de l’intérieur. Ce projet littéraire incarnait un défi. Celui de relater le récit d’un choix et de ses conséquences. En Occident, on valorise énormément la liberté, mais elle comprend un prix. Que se passe-t-il une fois qu’on choisit une voie ? Tout ce en quoi je croyais ne s’est pas avéré vrai. Comment ai-je traversé ce tremblement de terre déstabilisant ?

 

Comment percevez-vous votre identité juive ?

Ma judéité est indéniablement enracinée en moi. Impossible de rejeter cette identité, je suis profondément juif. Qu’est-ce que ça signifie ? Certains disent que ça s’inscrit dans une culture ou dans le fait de manger du gefilte fish (rires). Pour moi, ce n’est pas lié à une expression religieuse, une pensée mystique ou une nation. Les « Bnei Israël » (les enfants d’Israël) n’habitent pas un pays, mais un peuple. La judéité c’est la famille. Cela comprend aussi un mythe ou une Histoire, qui fait qu’on se sent connectés aux textes appartenant à tous. Lorsque j’ai quitté ma communauté, j’ai rejoint l’association Footsteps (Traces de pas). Elle offre un refuge aux « sortants » juifs éprouvant le besoin d’être ensemble, lors de cette période de transition. Il n’est pas facile de trouver sa place dans « le monde du dehors », alors on peut y chercher une famille, des amis ou l’amour. Je m’y suis beaucoup impliqué, puis j’ai réussi à réintégrer la vie.

 

Éprouvez-vous un sentiment de renaissance ?

Non, pas vraiment. J’ai commencé une nouvelle existence, mais cela ne veut pas dire que j’ai effacé ma vie d’avant. Elle m’a forgé, dans le bon et le mauvais sens du terme. L’important étant de lui donner du sens, tous les jours. Si je peux poursuivre ma vie d’écrivain, je serai très heureux. J’espère être devenu une meilleure personne, plus en harmonie avec moi-même et avec les autres.

 

Shulem Deen, Celui qui va vers elle ne revient pas. Éditions Globe.