Sur la route à deux voies, les automobiles se croisent. Des voitures, des camions et des remorqueurs de toutes tailles, des fourgonnettes. Certaines ont des plaques israéliennes, d’autres palestiniennes. Jérusalem est derrière nous maintenant, de l’autre côté du poste de contrôle. Nous sommes en panne, dans les Territoires, sur le bord de la chaussée, à quelques kilomètres de notre destination.
Cela fait quelques années que je ne suis pas entrée dans les implantations, et longtemps que je voulais voir Tekoa, ce village des monts du désert de Judée. Alors j’ai accepté l’invitation d’une vieille connaissance, pour le premier soir de Souccoth. A cet instant, je le regrette quelque peu. La région n’est pas sûre, et à l’endroit où nous sommes arrêtés, rien ne nous protège des agressions, à la pierre ou à l’arme à feu.
Quelques voitures effectuent de brefs arrêts sous le pont de béton massif qui se tient devant notre voiture. Des hommes en descendent et remontent la colline. D’autres femmes, voilées et accompagnées d’enfants, passent le long des hauteurs. Il y a sûrement un village tout près d’ici, hors de notre champ de vision.
La fête commence bientôt, et le soleil baisse sur les hauteurs. Notre hôte, Yaïr, nous conseille d’appeler la Sécurité de l’agglomération, en attendant qu’il s’organise pour nous apporter son aide. Notre panne semble être liée au réservoir d’essence. L’aiguille est pourtant loin du zéro, mais la jauge de carburant du 4×4 a dû se décaler. La Sécurité de Tekoa nous envoie l’Armée. Au bout d’un quart d’heure, un véhicule de combat vient à nous et les soldats, parés jusqu’aux dents, s’approchent. Le lieutenant, qui porte encore des marques d’acné sur le visage, un rouquin, et un troisième aux traits parfaitement dessinés. Ils ont l’air de grands enfants.
« Ici, en général, il n’y a pas de problème » affirme le supérieur. Mais l’incertitude s’inscrit dans le quotidien de ce territoire ; et la voiture ne possède pas de vitres blindées, à l’inverse des transports publics qui circulent entre les implantations juives de Judée et Jérusalem. Effectuer des tours d’horizon du regard toutes les quelques minutes s’impose d’instinct.
Le lieutenant réfléchit à une solution pour nous tirer d’affaire. Nous remorquer ? Impossible, selon lui. Aller chercher un bidon d’essence ? A l’Armée, ils utilisent du gasoil, et notre voiture consomme du 95. « Je peux aller en chercher chez les Arabes » dit le beau, poursuivant : « Je m’en moque si c’est interdit ». Ils se parlent entre eux ; je ne perçois pas toutes leurs paroles mais je l’entends bredouiller : « Quelle armée bête ! ». Finalement, le lieutenant conclut qu’il ne peut rien faire pour nous. Il reçoit un appel sur son portable. « Nous devons aller autre part », nous informe-t-il quand il raccroche. « Rappelez au même numéro si nous n’arrivez pas à vous tirer d’affaire ». Quelques secondes après, ils sont partis. Et nous, toujours sur le bord de la route.
Les courbes de l’Hérodion, dressé en face de nous, s’estompent avec l’obscurité tombante. Cette colline artificielle abrite les ruines d’un palais fortifié, construit par Hérode Ier le Grand au Ier siècle avant J.-C. Les phares des véhicules variés continuent de défiler à toute allure ; certains klaxonnent en nous dépassant. Les amas des lumières des villages alentour dessinent un urbanisme sans prétention, à l’aspect différent des villages juifs d’Israël. Plus étalées, plus anarchiques, les lueurs sont assemblées autour des lampes vertes des sommets des minarets.
Notre hôte ne se montre toujours pas. J’essaie de le joindre par téléphone, mais le réseau est très mauvais. La connexion s’établit enfin. « L’Armée a bouclé la sortie du village, j’attends à la grille », explique-t-il ; « Elle devrait rouvrir rapidement ». Cela fait bien une heure que nous attendons ici en silence quand il arrive finalement. Il se range devant nous. En quelques mouvements, il sort une grosse corde de son coffre et joint les deux voitures. Sur quelque trois kilomètres, il nous remorque. Tekoa apparaît enfin sur la gauche. Nos trois soldats sont arrêtés sur l’accotement. Le commandant, sur son talkie-walkie, nous fait un signe de la main en nous voyant passer ; les deux autres sont appuyés sur la glissière.
« Il y a eu une alerte au risque de lancer de pierres », nous explique Yaïr, une fois arrivés là-haut, sur le parking de la localité. Pour cette raison, Tsahal avait fermé la porte. « Mais c’était une fausse alarme » ajoute-t-il. Dans le ciel, luit une pleine lune parfaite. Elle se réverbère sur les pierres blanches des gorges du wadi, le lit de la rivière qui passe au pied de la montagne, et qui se dirige vers la mer Morte. Et aussi sur les habits blancs des enfants de tous âges, qui courent de Souccah en Souccah, entre les maisons.
La clarté de la nuit nous permet de distinguer, dans les gorges, de nombreuses cavités creusées dans la roche. A l’époque byzantine, ces grottes abritaient des moines chrétiens. La grotte d’Haritun, « Chariton le Confesseur», fait plus de quatre kilomètres de long. Menant une vie d’ascétisme et de solitude, les moines se rassemblaient le samedi à la tombée de la nuit pour célébrer un office commun.
Le lendemain soir, le premier jour de Souccoth s’achève avec un lever de lune rousse. Les activités peuvent reprendre. On nous a trouvé de l’essence, un vieux bidon qu’un voisin réservait à une scie électrique inusitée. Le moteur de la voiture démarre. Nous sommes libres de repartir. Lorsque je repasse le poste de contrôle, après un bref embouteillage, je suis, enfin, tout à fait soulagée.