La pièce comique Libres ! ou presque, qui traite de la fuite d’un juif et d’un homosexuel en 1942, aborde sans tabou de nombreux sujets et participe à la résistance culturelle, à deux pas du Petit Cambodge et de la Bonne Bière.
Pierre Desproges disait que si « le rire sacrilège blasphématoire que les bigots de toutes les chapelles taxent de vulgarité et de mauvais goût peut parfois désacraliser la bêtise, exorciser les chagrins véritables et fustiger les angoisses mortelles, alors, oui, on peut rire de tout, on doit rire de tout. De la guerre, de la misère et de la mort ».
Les questions concernant l’humour sur qui peut entendre quoi de qui deviennent de plus en plus obsessives et oppressantes. À tel point qu’on oublie que c’est l’intention qui prime. La volonté de se moquer des travers humains en commençant par les siens, en tant qu’individu et en tant que groupe. Et que la plus noble des fonctions du rire est de rendre plus sensible à tout ce qui ne fait pas rire : la misère, la haine militante et la mort. Résister par la culture, en continuant à parler de tous les sujets et à rallumer les lumières dans les lieux de fête parisiens. Un vent se lève avec de jeunes artistes courageux, de culture juive, musulmane, chrétienne, bouddhiste athée, d’orientations sexuelles différentes… et cette majorité souvent réduite au silence par les milieux politiques et religieux que sont les femmes. Des artistes qui, en cette période post-Bataclan, ne peuvent plus, ne veulent plus se retenir d’évoquer les sujets difficiles mais audibles pour tous ceux qui sont plus intéressés par le partage que la division.
Et c’est d’autant plus un challenge de réaliser cela au Palais des glaces, à deux pas de plusieurs lieux frappés par les attentats de novembre 2015. C’est ce que proposent Jean Franco et Guillaume Mélanie dans Libres ! ou presque… Une pièce comique mise en scène par Raymond Acquaviva qui traite de la fuite d’un juif et d’un homosexuel en 1942, en France sous l’occupation allemande.
L’Arche : Raymond Acquaviva, le metteur en scène, avec lequel nous parlions avant l’interview, nous disait qu’il avait été influencé par La Grande vadrouille et La Vie est belle. Les références sur un tel sujet utilisant l’humour peuvent être nombreuses. On pourrait également penser à La Grande illusion et Train de vie. Certaines références vous ont-elles marqué lors de l’écriture de la pièce ?
Guillaume Mélanie : C’est le sujet de la pièce en lui-même qui nous a donné envie d’écrire cette pièce, plus qu’une œuvre déjà existante qui nous aurait insufflé l’envie de créer une oeuvre sur ce sujet. Puisque Jean est juif et que je suis gay, on voulait écrire un spectacle pour l’un et l’autre. En en parlant, on a réalisé qu’on aurait du mal à traiter de ces sujets en 39-45, et on a réalisé que l’idée se trouvait là, justement. Voir un juif et un homosexuel embarqués dans la même galère.
Jean Franco : Surtout que la question des homosexuels en 39-45 a été, à ma connaissance, très peu traitée.
Aux États-Unis un peu plus, mais c’est vrai qu’en France…
Guillaume : Dans les films traitant de la Seconde Guerre mondiale, on voit essentiellement ce qu’ont subi les juifs. Ce qui peut se comprendre puisque les principales victimes des exterminations nazies étaient les juifs avec 6 millions de morts. Les victimes homosexuelles et tziganes étant beaucoup moins nombreuses. On trouvait intéressant, dans ce début de siècle où on est censé s’orienter vers plus d’humanisme, et où on se rend compte qu’on est en train de régresser un peu partout dans le monde, de rappeler aux nouvelles générations que cela s’est déroulé il y a moins de cent ans. Et qu’il ne faut pas l’oublier.
Jean : C’est sûr que dans le traitement, on a forcément été imprégnés par les films que vous avez cités. Principalement La Vie est belle en ce qui me concerne. Roberto Begnini va loin lorsqu’il utilise l’humour dans les camps. Nos personnages sont seulement en fuite sur la route, tentant de rejoindre la zone libre. L’horreur, on ne la voit pas. On la pressent Elle imprègne l’écriture.
Guillaume : La pièce se situe en l’été 42. À cette époque-là, il y a encore une zone libre en France. Ceux qui n’ont pas encore été déportés ne savent pas à l’époque ce qui arrive à ces gens embarqués de force dans des trains. Nos personnages ignorent donc ce qui est déjà en route et l’accélération des déportations qui se prépare.
Jean : J’avais vu Train de vie à l’époque de La Vie est belle et c’est vrai, maintenant que vous en parlez, qu’il y a des points communs dans l’approche du sujet de notre pièce.
On y voit les juifs et les Tziganes qui se retrouvent dans leur fuite…
Jean : Je me souviens d’une scène complètement folle où ils sont tous habillés en nazis pour pouvoir fuir. Ils s’arrêtent parce que c’est shabbat et entament la prière tout en portant ces uniformes.
Guillaume : Il y a d’ailleurs aussi un shabbat assez particulier dans notre pièce.
Votre pièce porte un message universel, sur un sujet très compliqué, ce qui est d’autant plus difficile aujourd’hui où on constate un repli, des revendications « unicausales ».
Jean : Il s’agit avant tout d’une histoire d’amitié qui va se créer. C’est mis en relief justement parce que ces deux personnes n’ont rien à voir entre elles. Mon personnage a beaucoup d’a priori sur les homosexuels, celui de Guillaume répète les clichés de l’antisémitisme ordinaire sur « les juifs et l’argent ». Toutefois, le thème principal est l’amitié.
C’est pour cela que j’évoquais également La Grande illusion avec Gabin issu des classes populaires et Dalio, le juif, qui représentent des personnages méprisés par leur époque, ce film traitant lui de la Première Guerre mondiale.
Jean : Il y a une réplique qui résume bien cela, où mon personnage s’emporte contre celui de Guillaume et lui dit : « Le seul point commun qu’on ait, c’est d’être persécutés. » C’est ce qui nous lie.
Peut-on dire que lorsqu’on voit apparaître l’homophobie ou l’antisémitisme dans un pays, l’autre n’est jamais très loin ? Souvent, lorsqu’une de ces haines se manifeste, que ce soit à l’époque dont traite votre pièce ou aujourd’hui, l’autre ne tarde pas.
Jean : C’est vrai que ces deux « catégories » de personnes servent souvent de bouc émissaires. Au-delà de ça, il s’agit de la peur de l’autre.
Guillaume : Effectivement. Lorsqu’une haine se manifeste contre des gens en fonction de leur couleur de peau, culture, origine ou orientation, les haines se retrouvent et s’additionnent.
Comment ont réagi vos familles lorsque vous leur avez parlé de la pièce ?
Jean : Mon père était ravi. Je suis issu d’une famille juive, mais je ne suis ni croyant ni pratiquant. Le thème du judaïsme est totalement absent de mon œuvre. Il fait partie de moi mais je ne l’ai jamais traité dans une pièce. Mon père, qui est plus pratiquant que moi, était content que je traite de ce thème pour une fois. Je ne me sens pas juif, mais je ne me sens jamais aussi juif que lorsqu’on attaque les juifs. Je crois que les homosexuels agissent de la même manière. Ceux qui ne sont pas militants se sentent visés lors des vagues d’homophobie.
Guillaume : C’était important, presque obligatoire, pour nous de rendre cet hommage familial. Surtout dans un siècle où on tue Ilan Halimi, où on tue des homosexuels en Tchétchénie juste parce qu’ils le sont. Ça rappelle les balbutiements terribles entre 1933 et 1939. On a traité ces sujets sur le ton de la comédie mais avec cette volonté de lutter contre l’oubli. L’étoile jaune et le triangle rose sur une affiche peut choquer, mais cela a le mérite de rappeler que ce qui s’est déroulé il y a moins de cent ans est en train de revenir. Les tags antisémites retrouvés à Marseille en sont un exemple récent. Des étoiles et des « sales juifs » peints sur des boutiques en 2017, ce n’est juste pas possible ! Sans être un spectacle engagé et militant, c’est une pièce qui a choisi ce décor de la guerre pour remettre un peu les pendules à l’heure. On a dit « plus jamais ça » mais on est en train de vendre des êtres humains en Afrique, de chasser les homosexuels en Tchétchénie, de tabasser des juifs dans la rue…
Jean : Souvent, je me dis : « Comment les gens ont-ils pu laisser faire ça ? » Dès que je vois un film ou que je lis un livre sur le sujet, je n’arrive pas à le comprendre. Quand on réalise que l’histoire bégaye avec la Crise, la montée des extrêmes… tout à coup je me retrouve à la place des gens que je jugeais. Là c’est toi, tu ne peux pas dire que tu n’es pas au courant. Que fais-tu ? Et comme notre métier consiste à écrire et faire rire, on espère ainsi aider à prendre conscience.
Pensez-vous justement que le rire soit une bonne manière de déconstruire les haines et les préjugés ?
Jean : Complètement. Nous ne sommes pas les premiers. Et cela depuis Le Dictateur, summum du genre. La comédie interpelle beaucoup plus de gens. On peut passer des messages sans être pompeux ou didactique.
Guillaume : Parce que les gens ne se sentent pas obligés d’écouter un message. Lors d’une présentation dramatique, les émotions sont prévisibles. Tandis qu’une comédie fait d’abord rire, puis permet aux spectateurs de prendre conscience par eux-mêmes de la gravité du sujet. Comme le dit Jean, le chemin se fait tout seul. De plus, vu le climat lourd dans lequel on vit, les gens sortent plus volontiers pour rire que pour voir une œuvre dramatique.
Lorsque Michel Denisot a demandé à Pierre Desproges, concernant son sketch sur les juifs (1986), s’il avait reçu des réactions négatives de la part des juifs, l’humoriste a répondu que ce sont surtout les antisémites qui n’ont pas ri. Méprise-t-on le public en disant aujourd’hui que l’on ne peut pas rire de tout, et pour continuer dans les réflexions desprogiennes à ce sujet, en disant qu’on ne peut pas rire avec tout le monde ? Ne suffit-il pas d’avoir une intention positive pour rire de tout et avec tout le monde ?
Guillaume : Dans le spectacle, on a choisi de se moquer non pas des juifs ou des homosexuels, mais plutôt, indirectement, des homophobes et des antisémites. Si on pouvait se moquer des racistes plutôt que des Noirs et des Arabes, des homophobes plutôt que des homos et des antisémites plutôt que des juifs, ce serait peut- être innovant et intéressant.
D’ailleurs, l’homosexualité était le dernier tabou. Si les propos racistes et antisémites sur scène ne sont plus acceptables pour la majeure partie de la population depuis les années 80, de nombreux one-man, pièces et films se livraient paisiblement et généreusement à l’utilisation de clichés homophobes.
Guillaume : L’homosexualité est encore très difficile à vivre dans certains milieux, tel le sport.
Jean : Ce qui m’inquiète le plus, ce n’est pas les homophobes et antisémites affichés mais plutôt la haine ordinaire.
Ce qui est montré dans les très beaux documentaires d’Yves Jeuland Bleu, blanc, rose et Comme un juif en France. Les insultes « fag » aux USA et « PD » en France sont très présentes dans les comédies de cette époque, et ce jusqu’au début des années 2000.
Guillaume : L’image persiste du gay efféminé, futile. Nos personnages sont justement assez banals. Ce qui est d’autant plus important à montrer en 1942 où les juifs ne correspondaient pas plus que les autres catégories de personnes aux clichés d’époque sur « leur lien à l’argent » et les homos n’étaient pas tous de « grandes folles ».
Comment s’est déroulé le travail avec Raymond Acquaviva, le metteur en scène ?
Guillaume : Raymond est un très grand acteur de la Comédie française et un tout aussi grand metteur en scène. On a donc beaucoup de chance. Et comme il a connu cette guerre (rires)… je plaisante.
Jean : Raymond est juif et homo, comme ça pour le coup (rires).
Guillaume : Sincèrement, c’est un sujet qui le passionne. Son talent à diriger les acteurs nous a été très important. Il voit tous les défauts de jeu et a conscience de la dimension historique et de son besoin de justesse.
Le Palais des Glaces a-t-il rapidement adopté le projet ?
Jean : On a déjà joué ici il y a trois ans dans la pièce Combien tu m’aimes, qui est une comédie romantique. Jean-Pierre Bigard nous a permis de faire une lecture dans le Petit Palais des Glaces. Ça s’est très bien passé. Comme on est deux en scène, dans une pièce de théâtre plus proche du one-man que du théâtre classique, je me suis dit que le cadre serait parfait. Olivier Payre a proposé cela à Jean-Pierre et il a accepté tout de suite.
Guillaume : Présenter ce spectacle ici, à deux pas du Petit Cambodge, en face de la Bonne Bière, cela ajoute quelque chose au niveau symbolique. On avait joué ici peu de temps avant les attentats. Et sans avoir été victimes ou témoins, on ne peut s’empêcher de penser aux victimes et à ces lieux qu’on fréquentait régulièrement. Olivier a ses bureaux juste à côté. Inconsciemment, on voulait revenir ici. Résister par la culture permet de contrecarrer Daech, de dire qu’on n’acceptera pas de se faire exploser ou jeter d’un immeuble.