Repérer les configurations de l’antisémitisme contemporain à la lumière de l’histoire, déplacer le cursus du nouveau vers l’ancien, traquer l’archéo sous le néo, telle est l’approche du livre qu’Alexis Lacroix consacre aux « permanences de l’antisémitisme » sous le titre « J’accuse… ! 1898-2018 ». Et cette approche n’est pas inutile par les temps qui courent, elle est même très éclairante.
Le livre s’ouvre sur le délaissement de Sarah Halimi et le faible écho suscité par une pétition signée par un groupe d’intellectuels qui protestait contre ce crime abominable perpétré en pleine campagne électorale dans l’indifférence générale. Et l’auteur a décidé de remonter dans le temps pour scruter ces années décisives d’avant et pendant l’affaire Dreyfus.
Comment expliquer que dans cette « offense faite à un officier juif », des pans entiers de l’opinion se soient mis aux abonnés absents ? Comment ne pas voir en même temps que l’affaire a condensé les passions de l’époque et jeté, les uns contre les autres, les incendiaires des âmes et ceux qui se voulaient porteurs de l’esprit dreyfusard ? Lacroix tord le cou notamment, comme il l’avait fait dans un ouvrage précédent, à quelques clichés. Celui-ci par exemple qui a la vie dure : A gauche, les partisans du capitaine. A droite, ses ennemis. Il bat en brèche cette mythologie simpliste et montre à coups d’illustrations imparables, que les choses ont été un peu plus compliquées qu’il n’y paraît. Il montre aussi qu’au début de 1898, quand Emile Zola publie son « J’accuse », les socialistes présentent encore l’affaire comme « une lutte entre factions rivales de la classe bourgeoise ». Il dénonce, avec un chagrin qu’on ne peut que partager, les sinuosités du positionnement d’un Jean Jaurès auquel la vulgate prête une attitude impeccable dans l’affaire alors que sa conversion au dreyfusisme, comme celle de maints socialistes, n’a pas été immédiate, loin de là. Sans parler de quelques citations de l’icône socialiste retrouvées par Lacroix, et qui laissent perplexe.
A 120 ans de distance, l’auteur a décidé de revenir à ces années précisément où droite et gauche se fracturaient sur fond de recomposition d’un antisémitisme dont il retrouve les fondamentaux dans « La France juive » de Drumont. Le livre fait la place qui leur revient aux avant-postes du combat, à tous ceux qui ont compris l’essentiel très vite, Zola, Clémenceau, Bernard Lazare ( l’auteur est très dur avec Hannah Arendt, et il n’a pas tort, à laquelle il reproche sa manière de brocarder – encore une fois, serait-on tentés de dire – la « passivité juive » sans tenir compte justement de l’attitude exemplaire de l’écrivain et journaliste juif).
Dans cette traversée en bonne compagnie, érudite et passionnée, on découvre que la judéo phobie actuelle n’est pas radicalement différente de celle qui avait cours. Le nouveau prolonge l’ancien et se présente seulement sous de nouveaux atours. Il recycle, il réadapte, il réactive, il se métamorphose. Voilà comment l’islamisme a remplacé à l’occasion l’internationalisme prolétarien et l’axe « islamo-gauchiste » connaît son plein épanouissement. Et de conclure sa démonstration : « Républicain, clémenciste et pro-Israël, voilà la triple fidélité insécable qu’il importe aujourd’hui de réveiller face à l’islamisme ». Il faut, nous dit Lacroix, il est urgent de réveiller l’esprit dreyfusard et revisiter ce qui fut l’intuition d’un Clémenceau, « l’intuition encore féconde d’une coalescence entre les atteintes à la République et l’incrimination du nom juif ».
Nous publions, dans ce dossier, l’entretien que nous a accordé l’ancien Premier ministre Manuel Valls, fidèle à l’idéal qui est le sien depuis de nombreuses années – combat pour la République, pour la laïcité, contre l’antisémitisme – et nous livrons aussi l’analyse de Jacques Julliard, un des premiers signataires de la pétition pour Sarah Halimi. Tous deux évoquent au passage le « J’accuse » de Zola.
Car, oui, il faut célébrer les 120 ans d’une apostrophe qui a changé le cours des choses. Oui, il faut continuer à dénoncer le silence auquel se heurtent les apostrophes de nos actuelles calendes. Et oui, les temps ne sont plus pareils, les défis sont d’une autre nature, mais l’urgence du sursaut est exactement la même.
Bonne année 2018 à tous nos lecteurs.
Salomon Malka