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France

Manuel Valls : « Oui, il faut parler de l’antisémitisme »

L’ex-Premier ministre, député de l’Essonne, reste plus que jamais présent et offensif sur tous les thèmes qui lui sont chers et pour une recomposition du paysage politique. Entretien exclusif.

 

L’Arche : Vous poursuivez comme député au Parlement, le combat pour la laïcité, contre l’islamisme, contre l’antisémitisme que vous meniez quand vous étiez Premier ministre. Est-ce plus facile aujourd’hui de mener ce combat ? Êtes-vous plus entendu ?

Manuel Valls : Il y a eu incontestablement un basculement en janvier 2015, après les attentats de Charlie-Hebdo et de l’Hypercasher de la porte de Vincennes, une prise de conscience alors que les actes antisémites, depuis le début des années 2000, après le 11-Septembre et la deuxième Intifada, avaient été minimisés parce qu’ils gênaient la société française. Celle-ci n’a pas réagi à la hauteur des événements. Je pense à l’assassinat barbare d’Ilan Halimi, je pense aussi à cette manifestation de soutien à la Palestine, l’été 2014, en fait au Hamas, où on a crié dans les rues de Paris, pour la première fois depuis des décennies, depuis la guerre, « Mort aux Juifs ! » Il n’y a pas eu la réaction qu’il fallait après une agression crapuleuse, dont le caractère antisémite était évident, à Créteil à la fin de l’année 2014. Et je ne me suis pas senti suffisamment soutenu – je l’ai été, il est vrai, par François Hollande et Jean-Marc Ayrault – au moment où j’ai mené mon combat pour faire interdire les spectacles de Dieudonné, cet antisémite et raciste condamné à plusieurs reprises par la justice. Et je n’oublie pas les actes terroristes, en mars 2012, de Montauban et de Toulouse, qui n’ont pas provoqué ce sursaut moral et politique que nous aurions été en droit d’attendre. Donc, depuis janvier 2015, malheureusement avec les attentats, il y a eu une mobilisation, une prise de conscience de la société française. Il y a eu mon discours du 13 janvier 2015 à l’Assemblée qui a reçu le soutien de la représentation nationale. Alors que François Hollande avait déjà déclaré 2015 comme une année de grande cause nationale contre l’antisémitisme, nous avons engagé des campagnes et des actions puissantes contre l’antisémitisme et le racisme, poursuivies par le gouvernement actuel. L’immense majorité des responsables politiques ne veut plus rien laisser passer. Les mots qui ont été les miens pour définir un nouvel antisémitisme, pour dire que nous étions en guerre contre l’islamisme – parce que l’islam politique et l’islamisme nous faisaient la guerre –, ces mots résonnent toujours et montrent, j’ose l’espérer, une véritable prise de conscience. Donc, je ne me sens pas seul.

 

Nous consacrons notre dossier de l’Arche aux permanences de l’antisémitisme contemporain. Alexis Lacroix soutient la thèse que c’est le même antisémitisme qui se recycle aujourd’hui. Jacques Julliard dit que c’est un antisémitisme nouveau, né dans les banlieues. Quelle est votre position ?

On aurait pu penser, après la Shoah, que nous ne connaîtrions plus l’antisémitisme, qu’il soit ancien ou nouveau, d’extrême droite ou venu de la gauche. Quand on crie « Mort aux Juifs!» à l’été 2014, et après tous les événements et tous les actes antisémites que nous avons connus dans les années 2000, force est de constater qu’il y a une terrible régression et donc une forme d’échec. Je crois qu’on est en effet face à un nouvel antisémitisme. Bien sûr, dans le monde arabo-musulman comme dans le monde chrétien, au Proche et au Moyen-Orient, au Maghreb comme en Europe, il y a toujours eu à propos des Juifs des préjugés, des caricatures insupportables qui fondent un antisémitisme quasi millénaire. Ce peuple «déicide », ce peuple qui « domine le monde grâce à l’argent, aux medias », etc. On trouve ces mêmes caricatures, celles de la presse d’extrême droite antidreyfusarde ou des années 30, aujourd’hui dans le tweet de G. Filoche qui a repris un photomontage publié sur le site d’Alain Soral, néo-nazi connu et partenaire de jeu, si je puis dire, de Mbala Mbala Dieudonné. Je pense qu’il faut parler de nouvel antisémitisme parce que, même s’il y a cette continuité immonde, on le trouve désormais dans les quartiers populaires. Il est celui d’une frange d’individus, parfois très jeunes, d’origine maghrébine, de confession ou de culture musulmane, qui expriment la haine d’Israël et des Juifs dans des termes insupportables. Il faut parler de ce nouvel antisémitisme qui est bien la base idéologique de l’islamisme radical. Je pense qu’il faut être clair. C’est pour cela que j’ai dit, parce que ce nouvel antisémitisme avait pour base la haine des Juifs et d’Israël, que l’antisionisme était aujourd’hui le nouvel antisémitisme. Sous couvert du soutien à la cause palestinienne, c’était bien l’existence de l’Etat d’Israël que l’on remet en cause par haine des Juifs. J’ai été heureux d’entendre Emmanuel Macron, à l’occasion de l’anniversaire de la rafle du Vel d’Hiv, en présence du Premier ministre israélien, reprendre exactement les mêmes mots que j’avais eu l’occasion d’employer.

 

Vous évoquiez Gérard Filoche, exclu du PS pour ce Tweet dans le plus pur style de l’antisémitisme traditionnel pour le coup. Pour vous, c’est un phénomène isolé ou il représente un courant à gauche ?

Il y a un courant à gauche et à l’extrême-gauche, qui utilise le conflit israélo-palestinien pour exprimer sa haine à l’égard d’Israël et qui a conduit à ces dérives et à l’antisémitisme. Avec des mouvements comme BDS, ces actions de boycott d’Israël, il n’y a pas seulement une volonté de critiquer, de mettre en cause la politique du gouvernement israélien – toute critique est légitime, et elle s’exprime souvent avec force en Israël qui est une démocratie, la seule du Proche Orient ! – mais il y a d’abord une volonté de nier l’existence de l’Etat d’Israël. Au sein du Parti socialiste, il n’y jamais eu un courant de pensée qui porte ces thèses. Le seul qui ait produit une thèse dangereuse, qui partait du principe qu’il ne fallait pas favoriser une politique pro-israélienne, car elle n’était pas payante électoralement en France et qu’il fallait se tourner vers d’autres franges de la population, c’est Pascal Boniface qui a été exclu du PS au début des années 2000. La rapidité avec laquelle G. Filoche a été exclu montre très honnêtement que c’est un cas isolé. Mais dans la gauche politique, ces dérives antisémites existent incontestablement, avec en plus une forme d’alliance entre l’extrême-gauche et l’extrême droite, entre des individus comme Dieudonné et Soral qui ont construit un prêt-à-porter idéologique qui a fait des dégâts considérables. Dans le monde des réseaux sociaux, leur influence est incontestable.

Enfin je n’oublie pas qu’en 2003, dans une tribune que j’avais publiée dans le Nouvel Obs, cosignée avec Vincent Peillon et Jean-Luc Mélenchon, j’avais dénoncé les ambiguïtés de Tariq Ramadan, son discours inspiré des Frères musulmans et surtout son antisémitisme. Il a fait l’objet d’une très grande complaisance intellectuelle et politique par des personnalités comme Edwy Plenel ou Clémentine Autain. Quand j’avais évoqué les gauches irréconciliables en janvier 2016, je pensais à Mélenchon et à Clémentine Autain.

 

Votre combat avec Plenel a été très médiatisé, et vous y êtes allés très fort. Pour vous, c’est un symptôme ?

Je n’y suis pas allé fort. Je pense que face aux propos qu’il a tenus concernant Charlie-Hebdo, le débat sur le ton, pire, le renvoi dos-à-dos sur le mode « Ni Plenel, ni Valls », « Ni Médiapart, ni Charlie-Hebdo », sont bien des symptômes que la tartufferie gagne beaucoup de milieux, alors que Plenel – comme l’a très bien dit Riss dans son éditorial –, quand il évoque Charlie-Hebdo, Valls et ses soutiens qui «mènent une guerre contre les musulmans », nous a clairement ciblés ! Et Riss a eu raison de souligner que c’était un appel au meurtre. C’est cela que je reproche aujourd’hui à Plenel, et bien sûr cette complaisance avec Tariq Ramadan, cette dérive… Dans son livre, Pour les musulmans, il fait des musulmans une unité unique. Ils sont les nouveaux « damnés de la terre », et à partir de ce moment-là, on ne rentre plus dans le débat sur l’islam et l’islamisme. On peut tout excuser, et c’est effrayant parce qu’on enferme les musulmans dans une seule et même globalité, une seule et même entité. C’est une thèse fausse, hâtive et naïve : les musulmans formeraient un groupe homogène aimanté par l’islamisme. Les terroristes deviennent des victimes d’un soi-disant État raciste. La société française doit donc y être pour quelque chose. C’est cette culture de l’excuse qu’il faut dénoncer. Je pense au contraire qu’il faut aider les musulmans à extirper de l’islam l’islamisme, le salafisme, l’idéologie des Frères musulmans. Je rappelle qu’au lendemain des attentats de Charlie-Hebdo, Edwy Plenel avait tenu une réunion publique avec Tariq Ramadan, avec le Comité contre l’islamophobie, autour du débat sur le thème « Je suis Charlie mais », avec toujours cette idée que les terroristes agissaient car ils étaient les victimes de leur situation sociale, et le produit de la colonisation française… C’est condamnable mais cette dérive intellectuelle a perdu cette gauche-là.

 

Que ressentez-vous quand Jean-Luc Mélenchon quitte une commission sur la Nouvelle Calédonie que vous présidez en expliquant que c’est en raison de votre soutien à Israël ?

D’abord une colère, parce ce type de comportement aurait pu mettre en cause le travail que nous faisons pour la Nouvelle Calédonie. Qu’a à voir la Nouvelle Calédonie, qui nécessite sérieux, méthode, écoute, avec ces débats ? Rien. Heureusement, les forces politiques calédoniennes ont réagi comme il se devait. Ils me connaissent et ils savent ce que j’ai fait pour la Nouvelle Calédonie et ce que je peux encore faire pour ce territoire qui m’est très cher. Mais soyons précis : que vient faire dans les propos de Jean-Luc Mélenchon l’utilisation d’une photo de moi avec une ministre qualifiée de l’« extrême droite israélienne », prise à l’occasion d’un colloque sur l’anti-terrorisme – c’est la ministre de la justice, qui était invitée là comme d’autres membres du gouvernement israélien –, photo qu’on a retrouvée d’abord sur le site d’ « Egalité et Réconciliation » d’Alain Soral ? Que vient faire Israël et que vient faire le gouvernement israélien dans un débat où j’ai mis en cause une députée de la France insoumise, en l’occurrence Mme Obono et son texte intitulé « Après Charlie » – je rappelle qu’elle disait avoir pleuré à cause de l’interdiction imposée à Dieudonné de se produire, et non pas pour Charlie ? On a quand même lu cela, qu’elle a pleuré parce qu’on interdisait le spectacle d’un antisémite ! Il y a ses relations avec le parti « Les Indigènes de la République » dont une des fondatrices professe des thèses antisémites. Ces dérives, ces complaisances sont toutes insupportables et devraient provoquer une véritable indignation.

Vous me demandiez tout à l’heure si c’est plus difficile aujourd’hui de mener le combat. Non, parce qu’il y a des intellectuels comme Élisabeth Badinter, Caroline Fourest, Laurent Bouvet, Alain Finkielkraut, Pascal Bruckner qui sont mobilisés. Il y a le Printemps républicain, le Comité laïcité et République, il y a des personnalités comme Philippe Val ou Gilles Clavreul. Il y a tous ces lanceurs d’alerte, cette vigilance qui ont découvert cette réunion racialiste organisée par le syndicat Sud de la Seine Saint-Denis, ou ces colloques organisés dans des universités, à Lyon ou à Limoges, avec des personnalités sulfureuses.

 

Vous venez d’en parler, vous avez été parmi les premiers à défendre l’idée que l’antisionisme était de l’antisémitisme, idée effectivement reprise par Emmanuel Macron au Vel d’Hiv. C’est une idée communément admise à vos yeux aujourd’hui, à droite comme à gauche ?

Non. D’abord, il y a une thèse fausse. Nous souhaitons tous la paix entre Israéliens et Palestiniens. Nous savons que c’est difficile, que c’est compliqué. Beaucoup pensent qu’en réglant ce problème, on aura réglé le problème de l’antisémitisme, de l’antisionisme, des conflits dans le monde. Non. Ce qui s’est passé en Syrie ou en Irak n’a rien à voir avec le conflit israélo-palestinien. Ni Al Qaïda en Afghanistan, ni Daesh en Iraq et en Syrie ne sont liés de fait avec le conflit israélo-palestinien. Et enfin, je pense qu’il existe encore des courants à droite, à l’extrême droite, c’est évident, et à gauche, qui considèrent que l’existence d’Israël pose un problème.

 

Quand on quitte Matignon, c’est une fin de partie ?

C’est une étape qui se termine et une autre qui commence. J’ai d’ailleurs quitté Matignon dans des circonstances exceptionnelles, il y a un an presque jour pour jour, pour être candidat à la primaire. Primaire qui était d’ailleurs un piège puisqu’au fond, il ne s’agissait pas de désigner un candidat à la présidence de la République, mais de renoncer à la culture de gouvernement et de condamner le quinquennat qui s’achevait. Je considère comme une fierté, une belle responsabilité, d’avoir gouverné mon pays dans des circonstances particulièrement difficiles, liées bien sûr au terrorisme, mais aussi parce qu’il fallait le redresser sur le plan économique. Mais ce n’est en rien une fin de partie. J’ai voulu poursuivre l’action politique – j’aurais pu faire un autre choix – d’abord parce que je ne voulais pas terminer sur une défaite, les primaires, et ensuite parce que je ne voulais pas laisser ma circonscription dans les mains de la France insoumise. J’étais le seul qui pouvait garder cette circonscription de l’Essonne. J’ai subi une campagne très dure, parce qu’on avait sans doute des choses à me reprocher – la loi travail, le 49.3… –, mais il y a eu aussi une campagne menée par des réseaux liés à l’islam politique et avec un relent antisémite évident. Entre parenthèses, je n’oublie jamais, et je pense que cela a été minimisé, ce que Roland Dumas a dit dans cette émission sur BFMTV quand il a parlé du fait que j’étais sous influence, celle de ma femme parce qu’elle est juive. Or, quand c’est un ancien Président du Conseil constitutionnel et un ancien ministre des affaires étrangères qui prononce de tels propos, c’est très grave, c’est une digue de plus qui s’effondre. Je ferme la parenthèse. Je voulais continuer ce combat, parce que je pense que ma voix peut encore porter. Elle est utile à la France. Je veux incarner un engagement total pour la République, la laïcité, la lutte contre l’antisémitisme, la justice sociale.

 

Comment vous voyez-vous aujourd’hui dans la vie politique ? Comme un aiguillon ? Comme un lanceur d’alerte ? Comme un homme seul ? Comme le Don Quichotte de Cervantes ?

Seul, non, parce que je vous le disais, j’ai le sentiment que dans l’opinion ma voix porte, il y a ces intellectuels et ces militants laïcs. Il y a en effet un côté lanceur d’alerte sur toutes ces questions. Ensuite, je suis très intéressé par la recomposition politique en cours. Avec la montée du populisme en France et en en Europe, populisme d’extrême droite comme de gauche, il faut bâtir des forces centrales, républicaines, démocrates, pro-européennes, progressistes, qui agrègent le centre-gauche et le centre-droit. C’est ce qui m’intéresse dans En Marche dont je ne suis pas adhérent. Je veux y apporter ma part, ma singularité, mon expérience. Je ne suis pas un aiguillon, je ne me bats pas contre des moulins à vent, je porte une pensée qui est dans la lignée de la pensée républicaine depuis un siècle, laïque et sociale. C’est pour cela, on ne l’a pas encore évoqué, que la figure de Clemenceau est pour moi essentielle. Comme Alexis Lacroix, je pense que l’affaire Dreyfus a été, dans notre histoire républicaine, un élément majeur. Cela a été l’occasion de réduire le rôle de l’armée, mais cela obligeait Jaurès, qui hésitait au début, à rejoindre le camp de Clemenceau, de Zola – 120e anniversaire du « J’accuse » –, de Lazare, de Péguy, et de tous ceux qui se mobilisaient pour Dreyfus au nom d’une éthique, et d’une éthique républicaine. C’est pour cela que le combat contre l’antisémitisme est essentiel, parce que quand on s’attaque aux Juifs on s’attaque à la France, à ses valeurs. Clemenceau ne s’est pas trompé là-dessus. Il s’est d’ailleurs rarement trompé dans sa vie quand l’essentiel était en jeu. Ni sur la Commune, ni sur la colonisation, ni sur la guerre en 1917, ni sur Dreyfus, ni même sur la peinture et les Impressionnistes. Il a été honni par une partie de la gauche, comme l’explique très bien Michel Winock, parce qu’il a assumé l’exercice du pouvoir et parce qu’il a toujours privilégié la République et la France. Il est pour moi la grande figure qui incarne la République, exactement comme De Gaulle incarne la France. Ce sont les deux grandes figures qui doivent toujours nous inspirer pour penser la France de demain.

Propos recueillis par Salomon Malka