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Littérature

Qui est Elena Ferrante ?

La saga de l’après 68

Elle est née, selon les rares interviews qu’elle a données où elle dit aussi que son œuvre est d’inspiration autobiographique, en 1943 à Naples. En dehors de cela, on ne sait rien d’Elena Ferrante qui a décidé de rester dans l’ombre. On sait seulement qu’elle signe ses livres d’un pseudonyme. Qui se cache derrière ? On a parlé d’Anita Raja, éditrice et traductrice de Christa Wolf. Une enquête publiée en octobre 2016  dans quatre medias internationaux et signée Claudio Gatti, croit savoir, le journaliste ayant eu accès aux honoraires que la maison d’édition Edizione E/O verse à cette traductrice – en supposant qu’il ne s’agit pas d’un emploi fictif -, que c’est bien l’auteur de ces ouvrages publié sous le titre « L’amie prodigieuse », parus dans le monde entier avec un succès qui ne se dément pas. Au point que le magazine « Time » la fait figurer dans la liste des 100 personnes les plus influentes dans le monde pour l’année 2016.

C es quatre livres – dont le dernier tome vient de paraître sous le titre « L’enfant perdue » (Gallimard) – racontent l’histoire d’une amitié, celle de deux Napolitaines d’un quartier pauvre, de l’âge de six ans à l’âge de 60 ans. Aucun des ingrédients des gros succès commerciaux – ni « Harry Potter », ni « Da Vinci Code », ni « Quatre nuances de gris » – n’est mobilisé. Rien de cela. C’est la vie quotidienne qui est racontée. Les gens naissent, vont à l’école, deviennent adolescents, se marient, se trompent, divorcent, écrivent, publient ou ne publient pas, ont du succès ou pas.

C’est le milieu des années 70 et la fin d’une époque qui avait été « objectivement révolutionnaire » et qui déclinait, emportant toutes les catégories qui avaient servi de boussoles jusque là. Les gens vivent toujours en mouvement, « en s’éparpillant sans cesse ». avec le désir d’ « être sur le terrain, observer, étudier, comprendre, réfléchir, témoigner et avant tout s’aimer ».

L’époque est celle de l’après 68 et l’œuvre de Ferrante est à n’en pas douter la plus belle photographie de la société post-soixante-huitarde. Toute la galerie des personnages est là. La fille du cordonnier qui travaille dans une petite boîte d’informatique, et qui rêve de grand soir mais demeure fidèle au quartier de son enfance. Le jeune homme séducteur qui va se lancer dans la politique et acquérir un cynisme mâtiné de vernis social. Un autre, enseignant à l’université auquel il est reproché d’avoir porté plainte contre un étudiant qui le menaçait avec une arme. La « bobo » qui s’émancipe par les études et quitte les rues pauvres de son enfance napolitaine pour aller au nord. La doctoresse qu’on va voir pour obtenir une ordonnance pour la pilule et qui refuse toute rémunération parce que c’est là une mission qu’elle s’est donnée…C’est en somme une traversée – par deux amies, Elena et Lila – des années de plomb avec les luttes ouvrières , les manifestations de rues, les violences sociales, la montée du féminisme, l’écheveau politique compliqué de la situation italienne, le chaos universitaire…
Il y a le haut Naples et le bas Naples, comme il y a le haut clergé et le bas-clergé. Dans le haut Naples, on discute dans les milieux cultivés des livres qui paraissent. On se demande si le prolétariat existe encore ou pas. On parle avec bienveillance de la gauche socialiste et avec aigreur de la gauche communiste. Et on ironise sur une maladie dont on dit que c’est un « coup monté » par le cardinal Wojtyla ( on le dit toujours) pour empêcher la sexualité la plus libre. Dans le bas Naples, entre la révolution prolétarienne, les Brigades rouges, la condition de mère de famille et de femme mariée, on est encore dans cette grande époque subversive qui demandait l’impossible.

Au centre des romans de Ferrante, l’amitié entre deux femmes, Lila enfermée dans son quartier napolitain sans la possibilité ni même l’envie d’en bouger. Et Elena qui écrit, qui voyage sans arrêt, qui va parler de ses livres dans des villes étrangères.

Pourquoi aime-t-on les livres d’Elena Ferrante ? Pour des moments comme le tremblement de terre de Naples en I980. On nous raconte la vie quotidienne, les amitiés et les amours qui se croisent, qui se nouent, qui se dénouent. Les discussions qui parsèment les livres. Et puis, tout d’un coup, des moments privilégiés où les protagonistes racontent comment ils perçoivent le monde qui les entoure. Et puis aussi, la découverte qu’il y a en permanence un dissolvant qui opère lentement, « avec une douce chaleur », et qui détruit tout, même quand il n’y a pas de tremblement de terre.

D’où vient l’attrait pour cette œuvre ? Pourquoi l’aime-t-on tant ? Erri de Luca a peut-être raison quand il dit, à propos ce de que le « Guardian » a appelé « le plus grand mystère littéraire de notre temps »,  que « ce qui intéresse le lecteur, ce n’est pas l’auteur mais l’œuvre ». Il n’a pas tort de dire qu’il faut dissocier l’œuvre de l’auteur. Aimerait-on moins ou plus Ferrante s’il se confirmait qu’il s’agit bien d’une traductrice  d’origine juive allemande, fille d’une survivante d’Auschwitz, comme on l’a cru un moment en se fondant sur le reportage et les intuitions du journaliste italien ? Cela changerait-il quelque chose au plaisir de la lecture et à l’attirance pour l’œuvre si on découvrait que l’auteur avait été membre de « Lotta Continua » – comme Erri de Luca – ou qu’elle avait été compagnon de route du féminisme militant ? Sans doute rien. Ou peut-être si. On n’en sait rien.

Ce qui est sûr, c’est que c’est une Napolitaine. Naples est omniprésente, c’est le berceau de l’histoire. On reconnaît les quartiers où l’histoire se déroule. Il y a même, aujourd’hui, des visites guidées dans la ville sur ce thème. Ce qui est sûr aussi, c’est que l’auteure – avec un e, bien que je déteste cette fâcheuse habitude de féminiser les professions -,  parce qu’il est à peu près certain qu’il s’agit d’une femme (je prends naturellement le risque d’être démenti un jour), est née pendant la guerre ou après-guerre, qu’elle a vécu tous les soubresauts de l’Italie de l’époque qu’elle décrit

Y a-t-il des éléments autobiographiques ? Elena Ferrante a-t-elle préparé des spaghettis pour son mari avec des bris de verre comme on le voit faire par une femme trompée dans un des premiers livres, quand elle jette par terre la saladière qu’elle a entre les mains ?

A-t-elle vécu l’amitié prodigieuse que vivent Lila et Lina, cette amitié faite de débats féroces et de ruptures dramatiques, amitié que l’auteur décrit mieux que personne avec cette chose étrange et singulière qu’est la relation de deux femmes proches depuis l’enfance, mélange de jalousies, de mimétismes, de jalons, d’épreuves, de souffrances, de fous rires ?

Au fond, peu importe. En cette année de cinquantenaire de mai 68, il faut lire cette saga littéraire qui est une bonne vision en coupe d’une société qui ressemble beaucoup à la nôtre. Les amitiés, les amours, la politique, le syndicalisme, la révolution, la violence, l’écriture…, tout cela, c’est l’arrière-fond de l’époque de ces années improbables consécutives au printemps étudiant dont Ferrante restitue avec justesse la tessiture.