Membre du CCNE, professeur à l’École des Mines de Paris, la philosophe estime que les questions éthiques sont au cœur de la société.
L’Arche : « Quel monde voulons-nous pour demain? » La consultation qui a été mise en place, est-ce une bonne manière de préparer ce projet de loi ?
Cynthia Fleury : Depuis la révision de la Loi relative à la bioéthique de 2011, il est posé que le CCNE doit organiser des EGB (états généraux de la bioéthique), une conférence citoyenne, la vitalité et le sérieux du débat public en somme sur les questions relevant de sa compétence lorsque le Législateur annonce qu’il va légiférer sur un domaine lié à ses enjeux. Il est en effet important que le CCNE ne soit pas un groupe d’experts qui réfléchit hors sol. Pour ces EGB, nous allons pratiquer plus de 320 auditions, au travers de différents groupes afin de recevoir tous ceux qui en font la demande et se plient à un exercice d’argumentation formalisé et propositionnel : les sociétés savantes, les institutions scientifiques, les ordres, les associations de patients, le secteur privé (souvent lié aux questions d’innovation thérapeutique), les courants religieux, etc. Dans toute la France, quantité de débats s’organisent avec tous les acteurs liés aux enjeux éthiques, en première ligne bien sûr les espaces éthiques régionaux, mais pas seulement, les universités, les écoles, les mairies, en somme les lieux qui portent l’esprit public dans leurs valeurs et leurs obligations.
Par ailleurs, nous formulerons bien sûr, au terme de ces EGB, un rapport décrivant les positions, les controverses, les interrogations des Français et un avis relevant de nos méthodes d’analyse habituelles. Nous l’avions fait encore récemment avec l’avis 121 « Fin de vie, autonomie de la personne, volonté de mourir » (2013), et le rapport du CCNE sur le débat public concernant la fin de vie (2014) : on voit très bien l’enrichissement mutuel de cette double approche, la réflexion sur la terminologie n’est pas la même, la séparation progressiste/ conservateur se complexifie encore davantage, on voit surtout comment les questions éthiques sont au cœur de la société parce qu’elles interrogent nos conceptions du monde, ses pratiques, ses défis, dans un contexte de globalisation technique et financière qui tend à les solliciter davantage chaque jour, tout en tentant de les effacer. Le questionnement éthique commun nous permet tout simplement d’élaborer très concrètement un éventuel monde commun, et plus généralement d’instaurer un dialogue fécond entre la science et la société.
Sur la question de la procréation, PMA – procréation médicalement assistée – et GPA – grossesse pour autrui -, quelle est votre position ?
L’avis 126 (2017) est revenu sur ces trois points : (1) l’autoconservation ovocytaire chez les femmes jeunes ; (2) les demandes de recours à l’AMP par des couples de femmes et des femmes à titre individuel ; (3) les demandes de gestation pour autrui, de la part de couples hétérosexuels, mais aussi de couples d’hommes et d’hommes seuls. Concernant, le recours à l’AMP, le CCNE a rappelé que la technique d’IAD entraîne dans tous les cas une disjonction entre sexualité et procréation et une disjonction entre procréation et filiation. C’est d’ailleurs la valeur ajoutée des avis du CCNE d’entrelacer des raisonnements philosophiques à des explications scientifiques et/ou thérapeutiques, en prenant en compte les contextes socio-économiques, juridiques et institutionnels.
Dans le cas d’un recours à l’AMP ouvert à toutes, il y a également une forme de « disjonction médicale », au sens où la demande ne s’inscrit plus dans un contexte d’infertilité. Quantité de relations avec les origines, la famille, la société, en sont modifiées. Avant de donner la réponse du CCNE, il est important de lire ces différents chapitres qui expliquent ces différents changements. Le CCNE n’est pas là pour se substituer, dans une approche paternaliste, à la réflexion ou à la décision de la société. Il cartographie les controverses en présence, présente des arguments, explique des raisonnements, déplie la complexité des positions et accompagne la délibération de chacun. La majorité des membres du CCNE s’est prononcée pour la recommandation d’ouverture de l’AMP aux couples de femmes et aux femmes seules, sous réserve de la prise en compte de conditions d’accès et de faisabilité.
Pour autant, le CCNE a considéré que la charge pécuniaire de l’utilisation des techniques d’AMP hors des indications médicales ne saurait porter sur les moyens financiers de l’assurance-maladie. Par ailleurs, comme il arrive assez régulièrement au CCNE, l’avis comporte une position divergente qui recommande le statu quo.
Les questions de l’euthanasie et de l’accompagnement de la fin de vie suscitent des débats très vifs. Comment vous situez-vous dans ces débats ?
L’avis n° 121 (2013) faisait suite à toute une série d’avis du CCNE qui ont montré l’évolution de sa position (et de la société française) sur cette question de l’euthanasie et de l’accompagnement de fin de vie. Dans le premier avis qu’il a émis sur ce sujet, en 1991, le CCNE « désapprouvait qu’un texte législatif ou réglementaire légitime l’acte de donner la mort à un malade » (avis N° 26). En 1998, il se déclarait « favorable à une discussion publique sereine sur le problème de l’accompagnement des fins de vies comprenant notamment la question de l’euthanasie » (avis N° 58). En 2000, il proposait la notion « d’engagement solidaire et d’exception d’euthanasie. » (avis N° 63). En 2013, le CCNE a recommandé, avec là encore une position divergente, plusieurs points dont le respect des directives anticipées, la collégialité de la décision, le droit aux soins palliatifs accessible à tous, le respect du droit de la personne en fin de vie à une sédation profonde jusqu’au décès si elle en fait la demande lorsque les traitements, voire l’alimentation et l’hydratation, ont été interrompus à sa demande.
En revanche, pour ce qui concerne l’accès à un acte médical visant à accélérer son décès, et/ou le droit à une assistance au suicide, une partie du Comité a choisi de ne pas modifier la loi actuelle, tout en reconnaissant que le débat devait absolument continuer et s’ouvrir, et une autre partie du Comité a considéré que la frontière entre le « laisser mourir » et le « faire mourir » était déjà depuis longtemps poreuse, que son maintien est purement sémantique et qu’il met à mal le principe de justice devant l’accès à une mort douce, lorsqu’elle est souhaitée.
L’intelligence artificielle et le développement de la robotisation pose des problèmes nouveaux quant à leur utilisation. Y a-t-il des limites à imposer ?
Le rapport entre intelligence humaine et intelligence artificielle est un sujet épineux tant leur complémentarité est complexe à mettre en place et ne doit nullement produire une dynamique de remplacement. Là encore, la régulation éthique va être au cœur de notre modèle de société et de justice.
Le transhumanisme prône l’usage des sciences et des techniques nouvelles dans le but d’améliorer la condition humaine. Considérez-vous cela comme un progrès ou comme un péril ?
Le transhumanisme considère que l’amélioration – au sens d’augmentation – est un droit universel pour l’homme, que le soin n’est donc plus seulement synonyme de réparation mais d’acquisition de nouvelles aptitudes. Soigner les malades est un projet égalitaire et solidaire et fait déjà l’expérience de quantité de dysfonctionnements et donc de discriminations. L’accès aux soins de qualité reste encore et toujours la vraie question. Considérer demain que « l’augmentation » est le nouveau soin renforcera de fait les inégalités entre ceux qui pourront faire de leur santé un avantage comparatif et les autres qui n’y auront pas accès.