Où en est-on aujourd’hui, alors que l’État d’Israël vient de marquer le 50e anniversaire de la guerre des Six jours et s’apprête à célébrer le 70e anniversaire de sa naissance ?
Il faut partir d’un constat : au lendemain de cette guerre qui n’avait pas été vraiment voulue mais qui s’est achevée par une victoire-éclair et qui a constitué à bien des égards un tournant dans l’histoire politique du jeune État, un climat d’optimisme régnait. Pourquoi optimisme ? Tout simplement parce tout d’un coup, la population avait le sentiment que des opportunités s’offraient.
Israël venait de conquérir le Golan, la Cisjordanie et une bonne partir du Sinaï. Ces trois territoires appartenaient respectivement à la Syrie, à la Jordanie et à l’Égypte. Il y avait tout lieu de croire que ces trois pays rechercheraient les moyens de se voir restituer ces territoires. L’occasion était désormais propice, les conditions d’un rapprochement étaient réunies, Israël disposait de cartes maîtresses pour qu’une négociation puisse s’ouvrir dans de bonnes conditions. Il n’y avait plus qu’à attendre un coup de fil.
C’était l’expression en vogue à l’époque, et cette attente fébrile donnait lieu à des chansons et à des blagues de chansonniers qui s’amusaient de cet appel téléphonique imminent qui n’arrivait pas. Le rêve était là en tout cas, à portée de main, qui allait modifier la réalité israélienne et la réalité de la région toute entière. Israël cesserait de vivre comme un « Fort Chabrol » et deviendrait d’un coup d’un seul, partie intégrante de la région.
Mais dans le même temps et très vite, un autre rêve s’est substitué au premier. Après tout, il y avait une autre façon de cueillir les fruits de la victoire. Au lieu de restituer ces territoires à leurs propriétaires initiaux, commencer à s’y installer et à s’y implanter, et c’est ce geste qui serait peut-être à même de rebattre les cartes et de bouleverser la donne. Après tout, les racines de l’histoire juive étaient là, à Hébron, à Bethléem, à Jérusalem et cette victoire même permettrait au peuple de réintégrer la terre biblique telle qu’elle avait été promise.
C’était deux rêves. Deux rêves opposés. Deux rêves contradictoires. Deux rêves antagonistes. Aux antipodes l’un de l’autre, mais qui reposaient tous deux sur une idée commune : la victoire de la guerre des Six jours allait paver la voie à un possible arrangement. D’une manière ou d’une autre, la confrontation allait céder la place à un accord.
On sait aujourd’hui qu’il n’en a rien été. Les deux rêves se sont évaporés progressivement. Les deux positions se sont affaiblies.
A gauche, au fil des années, on a cessé de parler du processus de paix et on a cessé de mettre en avant la nécessite, ou même la possibilité, d’un règlement. On a changé de registre. On parle désormais des atteintes morales de l’occupation, des périls encourus et du besoin interne de se débarrasser des territoires. On fait valoir qu’un maintien de l’occupation des territoires se solderait par un affaiblissement moral, par un isolement diplomatique et par une menace démographique.
Cette dernière menace est réelle et constitue un argument de poids, même si certains démographes tentent d’en atténuer la portée. Dans l’hypothèse même où les Palestiniens ne seraient que 40 % de la population, il s’avérerait difficile de défendre l’idée d’une « majorité juive ». Et paradoxalement, la volonté de préserver la « promesse » biblique, loin de renforcer le caractère juif de l’État, va au contraire le rogner et l’affaiblir.
A droite, on a cessé de croire – en tout cas pour la grande majorité de la droite – que la multiplication des implantations amènerait le Salut.
Dans un livre publié l’an dernier, intitulé Le piège de 1967 et qui a suscité de vives polémiques au sein de la société israélienne, l’essayiste Micha Goodman – auteur par ailleurs du Dernier sermon de Moïse qui fut également un gros succès de librairie –, expliquait que la première Intifada avait ébranlé la droite, parce qu’elle battait en brèche l’idée d’un avenir radieux, et la seconde Intifada – beaucoup plus violente – ruinait les idéaux de la gauche en montrant que le compromis politique n’était plus possible.
Désormais, à droite, on s’attache davantage aux arguments sécuritaires qu’aux motifs messianiques. Les uns et les autres ont été revisités et remis au goût du jour. Jusque-là, on plaidait contre la création d’un État palestinien parce qu’une telle entité, étant en capacité de se renforcer militairement, de passer des accords avec ses voisins, pouvait constituer une menace pour l’État d’Israël.
À partir de la deuxième Intifada, c’est un autre motif qui est mis en avant, plus convaincant, et qui consiste à insister sur les conséquences des printemps arabes avortés et des ébranlements que vit la région toute entière depuis quelques années.
Micha Goodman compare ces ébranlements à un tremblement de terre de forte puissance à l’issue duquel ne restent en place que les édifices solides et bien sur leurs jambes. Il cite ce mot de Henry Kissinger : « Si des États qui ont une longue tradition politique comme la Syrie, la Libye, l’Irak se désagrègent sous nos yeux, comment la Palestine nouvelle et fragile y résisterait ? » On peut prolonger l’interrogation de l’ancien Secrétaire d’État américain en se demandant ce qui se passerait justement si elle ne résistait pas. L’option n’est pas très difficile à deviner : des forces extérieures radicalisées pourraient pénétrer l’espace laissé vacant et Israël se retrouverait à la merci du chaos qui ne manquerait pas de s’installer à quelques encablures de Tel Aviv.
Autrement dit, c’est un « double bind » auquel la droite recourt. Soit l’État palestinien est fort et en mesure de se développer militairement, et il représente un danger. Soit il est faible, et alors le vacuum auquel il pourrait donner lieu sera tout aussi dangereux.
Voilà donc l’état des lieux aujourd’hui. Une gauche dégrisée. Et une droite gueule de bois. Aucune des deux ne pavoise, en dépit des apparences, et elles traversent toutes les deux une mutation profonde.
Même si elle a le vent en poupe et qu’elle gouverne depuis maintenant un bon moment, la droite – dans sa grande majorité – n’est plus aussi sûre que les implantations sont l’alpha et l’omega. La gauche ne croit plus que la restitution des territoires est la panacée. La droite n’a pas pu empêcher le retrait de Gaza et le démantèlement des implantations dans cette région. Et la gauche n’a pas pu empêcher que ce même retrait n’ait eu pour effet que l’accroissement de la violence. La droite ne pense plus que la colonisation des terres va conduire au Salut, mais elle pense que le retrait des territoires conduira à la catastrophe.
La gauche, de son côté, ne pense plus que le retrait des territoires conduira au Salut, mais elle pense qu’y rester provoquera une catastrophe. L’une et l’autre ont eu une évolution en miroir. Elles sont passées de l’espoir au dépit.
Résultat. Dans tous les sondages réalisés au cours des dernières années, il apparaît qu’une large majorité d’Israéliens ne veut pas d’une domination des Palestiniens. Et la même majorité ne croit pas non plus dans la possibilité de parvenir à un accord de paix avec eux. Dit autrement, les Israéliens ne croient pas dans l’idée d’un Grand Israël, et ils ne croient pas non plus dans l’avènement de la paix.
Ces sondages révèlent un blocage, mais si la théorie de Goodman est la bonne, ils révèlent aussi que l’avenir n’est pas écrit, et pour peu que les uns et les autres fassent preuve d’imagination – ou de réalisme –, les portes d’un accord demeurent ouvertes.