Avec ses Réflexions sur la honte, Michaël de Saint-Chéron nous livre un cheminement foisonnant et intime, philosophique, méditatif, historique, placé sous la double égide de Walter Benjamin et d’André Malraux. Pourquoi la honte ? Parce qu’elle est une expérience humaine à la fois universelle – « seuls les pervers ne ressentent jamais de honte » affirme Lacan – et originelle – ainsi c’est la honte qui, dans le récit biblique, saisit Adam et Eve dès qu’ils eurent goûté le fruit défendu. Pourquoi la honte ? Parce qu’elle nous ramène depuis les horizons lointains, qu’ils soient géographiques ou philosophiques, à « la vraie vie » (p.10) et à notre monde qui, nous le sentons bien, « bascule sous nos yeux dans une réalité en grande partie incontrôlable » (p.10). Pourquoi la honte ? Parce que, après Auschwitz, aucune théologie ou rhétorique de la promesse n’est plus possible. Pourquoi la honte ? Pour « réveiller les morts » suivant l’expression de W. Benjamin, pour rendre voix et chair aux vaincus de l’histoire, à ceux qui ont été ensevelis sous ses décombres. Pourquoi la honte ? Pour ouvrir la possibilité d’une autre manière d’en parler que celle qui fait du Moi le « centre de tout » (p.10). Face à l’ontologie fondamentale de la honte, c’est à une « honto-logie » que nous invite Michaël de Saint-Chéron : il y a bien des choses à dire sur la honte, mais c’est aussi la honte qui a beaucoup à nous dire sur nous-mêmes.
Ces Réflexions sont d’abord l’occasion d’une lecture de l’histoire de la philosophie au prisme de la honte, qui conduit le lecteur de l’Alcibiade de Platon à Levinas, en passant par l’Ethique à Nicomaque d’Aristote, les Passions de l’âme de Descartes, l’Ethique de Spinoza, et bien sûr Les Confessions de Rousseau, qui fut l’un des premiers à « remettre [la honte] à l’honneur » (p17). Le voyage philosophique se poursuit au siècle des Lumières et au-delà, avec le Kant de la Métaphysique des mœurs, avec Nietzsche qui, dans Zarathoustra et Le Voyageur et son ombre, reprend le questionnement philosophique sur la honte, avec Levinas bien sûr, qui consacre une place centrale à la question de l’humilité, avec Sartre enfin qui, dans les pages de L’Être et le néant qu’il consacre à la honte, montre qu’autrui y joue le rôle de médiateur « entre moi et moi-même ». La honte est toujours honte devant quelqu’un : prise de conscience de l’existence d’autrui, cette expérience intime, de soi à soi, est aussi celle de l’ouverture humaine à l’autre. Pouvoir éprouver de la honte, n’est-ce pas le propre de l’être humain ? Dans la honte se loge quelque chose qui est au cœur de notre humanité, de notre sociabilité, et de l’ouverture éthique à l’autre.
La traversée parallèle de l’œuvre et de la vie de Kafka, l’une entrant en écho avec l’autre, la figure du messager et du témoin incarnée par Primo Lévi, prolongent la question de la honte par celle de la culpabilité. Michaël de Saint-Chéron nous donne à entrevoir aussi, dans les œuvres de Kafka et de Primo Lévi, un questionnement théologique et messianique latent, souterrain, qu’il met en lumière et éclaire par la référence à Scholem et à Levinas. C’est enfin à la « théologie agonique » de Georges Steiner, qu’il consacre un développement important, placé sous la figure du survivant : être survivant du projet nazi d’extermination des Juifs est pour lui inséparable du rapport à la culture et à la question des relations entre juifs et chrétiens. On retrouve ce thème chez le grand écrivain israélien Amos Oz, comme en témoigne son Judas, « authentique roman théologique » (p114). Avec Blanchot lecteur de Célan, nous passons du roman à la poésie placée face au défi de « dire le défi du mal » (p126), avant de revenir à la philosophie avec Paul Ricoeur, dont la réflexion sur l’histoire, la mémoire et surtout sur le témoignage entrent en écho avec les développements précédents et ouvre à une méditation où se croisent les références à Vie et destin de Vassili Grossman et à Malraux.
Il faut faire une place particulière au chapitre qui clôt l’essai. Prolongeant le questionnement ouvert par Ricoeur – « La question de la mémoire comme celle de l’histoire est une problématique sans fin et à chaque époque, face à chaque tragédie, à chaque crime contre l’humanité, on y réfléchira encore, revenant aux témoignages majeurs que la fin du XXe et le début de ce XXIe siècle auront vu advenir » (p.148) – il nous conduit en effet au génocide khmer et à l’œuvre du « grand témoin » (p.149) de ce génocide, Rithy Panh. Les thèmes du témoignage et de la mémoire se doublent de ceux des bourreaux et de la culpabilité, du pardon et de l’impardonnable, qui appellent les références aux philosophes V. Jankélévitch et J. Derrida. L’ouvrage se clôt sur l’évocation de Gandhi et sur le « combat contre la honte de l’exclusion » (p.182) mené par Geneviève de Gaulle-Anthonioz, dont le chemin de vie qui va « de la honte vers l’honneur recouvré » (p.165) nous rappelle qu’aussi loin que puisse mener la réflexion, en matière de honte, c’est toujours le terrain de la « vraie vie » qui a le dernier mot.
Michaël de Saint-Chéron – Réflexions sur la honte (Hermann, 2017)