Paris, 1978. Jean, autodidacte total mais passionné par les dictionnaires, raconte sa propre histoire à son fils de 25 ans. Au même âge, alors chauffeur de taxi, il a pris en charge la course de Salomon Rubinstein, 84 ans, un élégant et charismatique mécène qui a fait fortune dans le prêt-à-porter. Salomon Rubinstein, devenu un “virtuose” du pantalon, vient d’une famille où la quête de virtuosité est un rêve qui se transmet de génération en génération “pour qu’il vous tienne chaud”. A défaut d’autre réussite, il a atteint l’excellence dans la confection et collectionne les timbres. Et ce dernier décide d’éponger la dette de Jean contre quelques service à l‘association qu’il a fondé “SOS Bénévoles”, fonctionnant sur le même principe que “SOS Amitiés”. Si Salomon porte “quelque chose de Biblique” et veut “faire la leçon à D…”, “ il fallait trouver des bénévoles qui viennent pour aider les autres et pas pour se sentir mieux sur leur dos”.
Alors, il s’agira notamment pour Jean de rendre visite à une mystérieuse Cora Lamenaire, ex-chanteuse “ réaliste”, “au coeur idiot” dont la carrière a pris fin après la Seconde Guerre mondiale.
Seul en scène, Bruno Abraham-Kremer interprète tous les personnages de ce texte, dernier roman publié par Romain Gary en 1979 et signé de son pseudonyme Emile Ajar, avant son suicide en 1980 . Tour à tour homme, femme, rescapé, collabo, jeune, vieux, il parcourt les mots de cette épopée aussi tragique que burlesque avec le cynisme, la poésie, l’humour et la bienveillance de l’auteur pour ces figures parisiennes au passé plus ou moins glorieux.
L’acteur emprunte maints registres, et incarne avec justesse l’ensemble des rôles de cette chorale populaire.La performance de Bruno Abraham-Kremer, coutumier de l’exercice, est tendre, spirituelle. Sur une scène grise et dépouillée, quelques palettes et briques pour unique décors, son talent de conteur est lumineux. Il nous emporte avec lui dans la cité, ses appartements somptueux ou pauvres, ses recoins, ses librairies, ses dancings, aux côté du “Roi Salomon”.
Pourquoi ce roi donne autant ? Donne-t-il par désespoir ? Pour exister ? Par amour ? Pour fuir ? Pour combler quelle angoisse ? Pour une autre raison ? Se prend-il réellement pour Dieu ? Donnet-t-il parce qu’il n’arrive plus à échanger ? Beaucoup d’interrogations autour du don et de son interprétation, grand thème “garyen”, sont ici au coeur de la narration.
A la sortie, on oscille entre joie franche et suave mélancolie tant les ressorts dramatiques du récit viennent percuter la fin imminente de Romain Gary, malgré une profonde légèreté et l’humour récurrent des dialogues. Une certitude toutefois : s’être délecté des formules de l’auteur de “La promesse de l’aube”, livrées avec intelligence et générosité.
Aline Le Bail-Kremer
L’angoisse du roi Salomon, d’après le roman d’Emile Ajar (Romain Gary)
Adaptation et mise en scène Bruno Abraham-Kremer et Corine Juresco.
Interprété par Bruno Abraham-Kremer. Scénographie Jean Haas. Lumières Arno Veyrat. Son Mehdi Ahoudig. Costumes Charlotte Villermet
Au théâtre du Petit Saint-Martin, du mardi au vendredi, jusqu’au 14 avril 2018.