Comment écrire quand tout s’effondre ? Comment raconter le monde, sa violence ? Comment réaliser un spectacle au milieu du chaos ? Comment sublimer une actualité terrifiante ?
Ces questions sont au coeur du spectacle d’Ariane Mnouchkine, metteur en scène et fondatrice du Théâtre du Soleil de Vincennes, qui n’a jamais aussi bien porté son nom.
Durant 4 heures de représentation, son personnage principal, une auteure en mal d’inspiration, court après l’argument de la pièce qu’elle doit créer au pied levé, se perd dans l’écriture du spectacle et dans la chambre qu’elle loue en Inde à une institutrice, alors que s’accumulent les drames de l’actualité internationale et locale.
Tout se passe dans cette alcôve accueillant successivement les tableaux de cette histoire d’artistes, en voyage au bout du monde, alors que le coeur de la planète est au plus mal.
L’héroïne a peur de la perte de sa subvention, du verdict de l’alliance française, d’une somme de kafkaïenne de 1745 euros, des fantômes qui viennent la hanter, du djihadisme, de la violence exercée par les mafias du bout de la rue, en particulier à l’endroit des femmes. Le terrorisme vient de frapper à Paris et une question surréaliste demeure : “Théâtralement, on fait comment ?” Pour l’aider et l’apaiser un peu, Shakespeare, le maître, Tchekhov, ou encore Gandhi viennent la visiter en rêve. Son entourage lui soumet aussi quelques pistes de solutions, comme “faire rire en anglant sur attentat comique” ? “Cela risque d’ être difficile…” Elle répond à toutes ces propositions : “c’est une bonne idée”, mais “il faut aller plus loin”. Elle bloque, elle bute, interrompue sans cesse par les dépêches de presse et les événements. Aller puiser alors à la source du théâtre Nô japonais? Dans les légendes indiennes ? Le Mahabharata ? Et de suffoquer lors d’une crise aiguë d’angoisse, probablement provoquée par sa tentative de compréhension de la carte actuelle de la Syrie. L’artiste n’a plus aucune vision. Comment s’en sortir, tout simplement ?
Ariane Mnouchkine et sa complice de toujours Hélène Cixous, nous embarquent avec elles sur le thème d’un concept de “géopoliticathéâtralité” et partagent leur expérience voulue de distanciation avec notre société, suite aux attaques terroristes qui l’ont ensanglantée.
A la découverte au Sud de l’Inde, à Pondichéry, de traditions théâtrales ancestrales pendant de longs mois, c’est toute l’actualité contemporaine qui va rattraper les acteurs de la troupe de 25 nationalités différentes, et heurter leur quête dont le spectacle se nourrit.
“Nous sautions comme des puces d’une Ville à l’autre. Au moment de rire on pleurait, et inversement. Il y avait autant de dangers que d’espoirs, ou presque. On ne savait pas comment ça allait finir.”
Ariane Mnouchkine livre à nouveau une oeuvre collective magnifique. Aussi onirique que littéraire, aussi tendre que lucide, aussi drôle que tragique, Une chambre en Inde est un spectacle total, aussi efficace pour le coeur, les yeux et le cerveau. C’est un spectacle exutoire, qui fait du bien, autant par ce qu’il amène et traite de sujets difficiles, mais aussi de respirations. “Nous voulions la Vie, comprendre ses Violences folles.”
Parce qu’elle ne se prétend pas “expert”, parce qu’elle ne prétend pas pouvoir tout résoudre, Ariane Mnouchkine, connue pour son théâtre engagé, nous propose ce qu’elle a pu, à savoir le meilleur d’une comédie humaine et politique, mêlant les horizons, les textes et la danse, avec talent. L’ensemble est beau, intelligent et réussit à nous faire rire des ombres qui peuplent nos cauchemars. Une performance tant ce dernier ici traduit une pensée construite, structurée, très claire sur les messages véhiculés, sans fausse note.
D’un texte riche en références, elle nous emmène au coeur d’interrogations douloureuses mais essentielles tout en offrant de la magie et de la lumière, soit très exactement la soirée dont nous avions besoin.
Aline Le Bail-Kremer
Une Chambre en Inde,
jusqu’au 20 mai 2018, au Théâtre du Soleil,
Cartoucherie, 2 Route du Champ de Manoeuvre, 75012 Paris