L’Opéra Bastille invite jusqu’au 24 mars à une soirée, dédiée au compositeur Maurice Ravel, en deux parties proposant tous les contrastes : l’une consacrée au ballet Daphnis et Chloé – léger, aérien et l’oeuvre la plus longue du compositeur – et l’autre au Boléro – enivrant et hypnotique – le fameux crescendo orchestral de 17 minutes le plus joué du monde.
Daphnis et Chloé, symphonie chorégraphique, est une commande écrite entre 1909 et 1912 pour Serge de Diaghilev. “Un de ces ouvrages tombé dans nos coeurs comme un aérolithe et venant d’une planète dont les lois nous resteront toujours mystérieuses et interdites. » écrivait Jean Cocteau à propos. Présentée pour la première fois à Paris dans sa version originale au théâtre du Châtelet en juin 1912, cette oeuvre de Ravel, peu jouée, retrouve ses hautes couleurs en mai 2014 grâce à la patte contemporaine de Benjamin Millepied et Daniel Buren, l’iconique créateur des colonnes éponymes. C’est cette dernière version qui nous est à nouveau offerte cette saison. Des danseuses toutes en pointes, une atmosphère pastorale, la fluidité complexe de cette pièce dansée est délicieusement bucolique à l’oeil et à l’oreille. Quelques réminiscences du mythique pas de deux onirique de Gene Kelly et Cyd Charisse lors d’un dégagement du scénario de Chantons sous la pluie. Le romantisme du propos, celui du récit d’un amour menacé mais qui finit bien entre un berger et sa dulcinée, est pimenté par la délicatesse autant que par la radicalité des formes, des couleurs franches, et la géométrie crépusculaire de la mise en scène.
Après l’entracte, le Boléro est attendu. Une musique de ballet triomphante depuis sa création, devenue culte depuis Maurice Béjart notamment grâce à l’interprétation de son danseur Jorge Donn concluant le film de Claude Lelouch “Les Uns et les Autres”, reliant dans le même espace physique les survivants des trois générations européennes laminées par la seconde Guerre mondiale. On raconte que moult disquaires étaient excédés de devoir fournir à leurs clients le ‘Boléro de Lelouch “ lors de sa sortie en 1981. Mais ce boléro, devenu l’oeuvre la plus populaire de Maurice Ravel et l’une les plus jouées au monde, est aussi l’histoire d’une commande, requise expressément en 1928 par une danseuse tombée dans l’oubli : Ida Rubinstein. Amie de Ravel, cette dernière lui demande à l’été un « ballet de caractère espagnol » qu’elle comptait représenter avec sa troupe en novembre.
« Pas de forme proprement dite, pas de développement, pas ou presque pas de modulation ; un thème genre Padilla, du rythme et de l’orchestre », écrit-il. Un matin de juillet, il joue pour un visiteur le thème qui deviendra illustre avec un seul doigt au piano : « Madame Rubinstein me demande un ballet. Ne trouvez-vous pas que ce thème a de l’insistance ? Je vais essayer de le redire un bon nombre de fois, sans aucun développement, en graduant de mon mieux mon orchestre. Des fois que ça réussirait comme la Madelon… »
Ida Lvovna Rubinstein, auquel le Boléro est par ailleurs dédié, est également une mécène célèbre, icône de la Belle Époque. Elle n’est pas une danseuse académique, plutôt amatrice, mais dotée d’une beauté, d’une énergie et un charisme rares. Née à Kharkov en 1888, orpheline très tôt, elle se passionne pour l’étude des textes, des langues, de la culture gréco-latine et des psaumes qu’elle connait par coeur dans 3 langues. Elle se tourne encore adolescente vers la scène avec l’envie impérieuse de faire vivre les figures mythologiques ou bibliques dont elle se nourrit intellectuellement et de leur donner un visage. Elle deviendra danseuse sous l’aile de Serge Diaghilev, ce qui déclenche l’hostilité de sa famille qui jusque-là acceptait ses expériences artistiques, au titre des mondanités inscrites dans le parcours balisé d’une jeune fille bourgeoise. Mais Ida a des projets grandioses, et souhaite y consacrer sa vie. Elle enrichit sa formation auprès de Sarah Bernhardt, se mue en interprète complète, et, grâce à sa fortune, peut commander des oeuvres à sa mesure – et démesure -, contribuant au renouvellement et à l’évolution culturelle en des temps dépourvus de vraies politiques publiques en la matière. C’est ainsi qu’elle fit collaborer les plus grands : Gabriele d’Annunzio et Debussy, Paul Valéry et Arthur Honegger, André Gide et Igor Stravinski, ou Paul Claudel et Darius Milhaud. Elle a a son actif plusieurs immenses ovations mais reste quasi inconnue de nos jours, peut-être en raison de critiques acerbes sur ses associations et démarches pluridisciplinaires hors des cadres de l’époque. Ida Rubinstein voulait concrétiser ses projets esthétiques néoclassiques, et selon ses mots, proposer un “art aux trois visages” -poésie, musique, danse- soit une ambition assez neuve pour la cité en ce début de siècle mais discréditée par la génération suivante. Danseuse, mime, mécène et tragédienne, étrange et belle, elle monte encore sa propre compagnie de danse et enchaîne les productions qui ne passeront toutes pas à la postérité. Mais l’art lui doit quelques créations historiques, comme le Boléro.
Chorégraphié à l’origine par Bronislava Nijinska, qui voit Ida sur une immense table ronde entourée de 20 danseurs dans le décor d’une taverne espagnole, il est produit l’année souhaitée par sa dédicataire à l’Opéra Garnier. C’est succès fulgurant. La partition est sans précédent : un seul mouvement, 340 mesures, une unique cellule rythmique, constamment répétée dans une apparente uniformité. Vingt ritournelles de deux mesures s’enrichissent jusqu’à l’explosion, la chute, l’effondrement, l’apothéose ou la renaissance, selon chacun, dans un fracas de percussions et de cuivres. Cette pièce est un défi. Pour Jankélévitch, philosophe mais aussi musicologue, il participe d’une : “ esthétique de la gageure “. Pour Claude Lévi-Strauss, l’architecture de l’œuvre, « si transparente au premier coup d’œil qu’elle n’appelle aucun commentaire narre sur plusieurs plans simultanés une histoire en réalité fort complexe, et à laquelle il lui faut donner un dénouement “.
Selon la légende de sa fausse modestie, Maurice Ravel aurait tenté de convaincre: “Je souhaite vivement qu’il n’y ait pas de malentendu au sujet de cette œuvre. Elle représente une expérience dans une direction très spéciale et limitée, et il ne faut pas penser qu’elle cherche à atteindre plus ou autre chose qu’elle n’atteint vraiment (…) L’écriture orchestrale est simple et directe tout du long, sans la moindre tentative de virtuosité. (…) J’ai fait exactement ce que je voulais faire, et pour les auditeurs, c’est à prendre ou à laisser. »
Incantatoires, lancinants, fiévreux, obsédants, violents, ce sont toutes les adjectifs d’un siècle entier que nous retrouvons ce soir de mars 2018 dans les gestes sensuels et combatifs de Marie-Agnès Gillot, sublime étoile qui s’apprête à faire ses adieux à la grande maison à la fin du mois. Les mouvements ininterrompus, en apparence simples, tout comme la musique, sont de plus en plus virtuoses, extrêmement subtilement, alors que l’attitude de la danseuse est imperturbable, toujours sur cette fameuse table rouge, au milieu du cercle des danseurs qui s’anime pour une transe d’une tension inouïe et une harmonie divine. Si le Boléro est une sidérante épreuve physique pour le soliste, il est un souvenir inoubliable pour le spectateur.
La performance de Marie-Agnès Gillot est d’une force saisissante tant on la sait de surcroît citoyenne engagée et l’une des rares danseuses à s’être prononcée en public lors de l’élection présidentielle pour soutenir le front républicain en mémoire de ses grands parents. N’en déplaise à Maurice Ravel, 90 ans plus tard, nous n’avons pas fini de prendre la mesure de la fresque toujours inachevée entourant son chef d’oeuvre.
Aline Le Bail-Kremer
Daphnis et Chloé
Musique : Maurice Ravel, Chorégraphie : Benjamin Millepied, Scénographie : Daniel Buren
Boléro
Musique : Maurice Ravel, Chorégraphie : Maurice Béjart
Jusqu’au 24 mars 2018 à l’Opéra Bastille