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France

Les Musées : la mémoire et l’oubli

Quel est le sens des musées à l’ère de Google, où en un clic on peut avoir accès à toute œuvre d’art, classée et imprimable ? Quel est le sens des musées lorsque les hommes ne se tournent plus vers le passé et sont en train de devenir des êtres sans mémoire ?

 

Le musée est né au XVIIIe siècle en Europe, au moment où, par l’esprit encyclopédique, le besoin s’est fait sentir de classer et de juger. Aujourd’hui, il est une institution essentielle dans chaque ville, qui vise à la fois à définir quels sont les chefs-d’oeuvre, à les rendre accessibles au public et à les faire connaître et reconnaître.

Je crois que le musée est aussi un lieu de mémoire, non pas de l’art, ou du passé, mais de la civilisation, avant. Avant, c’est-à-dire, avant l’ère technologique. Il s’agit ici de voir l’œuvre, elle-même. Non pas la représentation d’une représentation, non pas la googlisation de l’œuvre. Mais la véritable œuvre. Il nous fait en quelque sorte sortir de la caverne du virtuel pour contempler l’Idée en elle-même. Ainsi le musée définit la norme, la vérité esthétique et le réel, il marque une pause dans le virtuel au profit de la réalité. C’est pourquoi il a un sens politique. Car cette vérité qu’il nous livre est une vérité collective et nationale, une vérité qui fonde non seulement le socle de la civilisation mais aussi le passé collectif de la nation. Ce n’est pas par hasard qu’Emmanuel Macron a choisi le Louvre pour marquer son intronisation. Il désirait par là-même s’inscrire dans le passé glorieux, défini par le musée national. Il se présentait comme une figure de l’Histoire et ainsi il recréait une mythologie de la fonction présidentielle, quelque peu malmenée.

Cependant, la mémoire semble impossible, tant l’homme est un animal oublieux, entretenu par la pulsion de vie. La mémoire flanche, c’est là son problème, et la mémoire du malheur est plus difficile à entretenir encore que celle du bonheur. Trop dire, c’est agacer. Ne pas parler, c’est perpétrer le mal. On parle de « devoir de mémoire » car on a le sentiment d’une obligation de rappeler le passé, car l’entendre ou le voir met mal à l’aise et on voudrait s’en débarrasser.

La mémoire de la Shoah : on sait qu’il se joue ici une confrontation avec l’impossible. Alors on construit des objets, des monuments, des Mémorials. Le musée de l’Holocauste, à Washington, avec son emplacement, symbolique – dans l’immense Mall, près du monument Washington – témoigne de la volonté d’intégrer la Shoah à la mémoire américaine. « Experience the holocaust » : emprunter l’escalier qui mène vers l’entrée de Birkenau, et revivre en quelque sorte l’expérience de la déportation, s’entasser dans l’un des wagons à bestiaux restauré, passer par la porte du camp, où il est écrit que le travail rend libre, s’asseoir dans une baraque de prisonniers : jouer ce que les autres ont vécu réellement. L’atmosphère créée par le Musée de l’Holocauste est enveloppante : tout est construit pour l’émotion.

Peur, solitude, panique ou sentiment de vide : les visiteurs témoignent de leur « expérience », comparable à celle ressentie lors de l’entrée dans un lieu saint. L’édifice de l’architecte Freed, gigantesque, tel une cathédrale, inspire la terreur, en rendant l’individu insignifiant. Ce temple érigé en ce lieu est le signe d’une certaine forme de religiosité. C’est celle du spectacle, grandiose, d’une mise en scène destinée à la catharsis, principe pragmatique de l’oubli. Comme toute religion fondée sur l’émotion, le Mémorial entretient un rapport de fascination avec le sujet qu’elle vénère.

Le mal, dans ces temples modernes de la laïcité, a les mêmes caractères que le Divin dans les sanctuaires. Yad Vashem, le musée de la Shoah à Jérusalem, à l’inverse du Mémorial de Washington, se borne à rapporter des faits, des images, sans trame narrative, sans drame. Dans le simple bâtiment de pierre, sont exposées des photographies agrandies retraçant l’histoire de la Shoah, sous-titrés de textes brefs, parfois de citations. Dans le Hall des noms, il est écrit que l’oubli rallonge la période de l’exil, et que le secret de la délivrance réside dans le souvenir. Un souvenir sans lequel nous ne serions plus tout à fait des hommes. Les musées sont donc des reliquats d’humanité.

Dans son fameux Règles pour le parc humain, Peter Sloterdijk pose la question des parcs comme étant un symptôme du temps moderne qui veut retenir l’ancien, au moment où l’homme se perd dans la culture de masse, qui représente pour lui la fin de la civilisation. Il explique que l’humanisme, qui a pendant longtemps forgé la culture humaine, est démuni face à la société « post-littéraire et bestialisante ». Cette humanité, nous n’avons d’autre loisir que de la contempler dans les musées.

Le musée a le rôle fondamental de produire du sens, qui constitue l’identité de l’individu contre l’aliénation individualiste dans la société postmoderne. Cependant, on l’a vu, la mémoire du mal est impossible. Les Mémorials sont le signe paradoxal de la perte de mémoire. On crée des musées, parce que l’on veut conserver ce que l’on a peur d’oublier. En fait, on fait des musées parce que l’on a déjà tout oublié.