Entretien avec Catherine Horel, historienne, directrice de recherche au CNRS et spécialiste de cette Europe qu’on dit centrale.
L’Arche : Vous avez consacré une thèse au renouveau juif en Europe centrale (particulièrement la Hongrie, la Slovaquie, la République tchèque). Ce renouveau s’exprime-t-il à travers des musées juifs ?
Catherine Horel : Il s’agissait de ma thèse d’habilitation à diriger des recherches (HDR), publiée en 2002, dont un chapitre était effectivement consacré aux aspects du renouveau juif depuis 1989. La tâche des trois musées de Budapest, Prague et Bratislava que j’ai étudiés, est d’assurer une synthèse équilibrée entre la mémoire de l’Holocauste et le souvenir de la vie juive, culturelle et religieuse si particulière à l’Europe centrale et dont une grande partie a précisément disparu lors de la Seconde Guerre mondiale. En effet, il ne semble pas souhaitable que le rappel, nécessaire et incontestable, de la Shoah, occulte dans la mémoire de tous, juifs et non juifs en Europe centrale, la contribution exceptionnelle des juifs à l’histoire de cette partie de l’Europe. À Budapest, on a ainsi décidé de créer un lieu spécifique, distinct du musée, à la mémoire et à la recherche sur la Shoah, installé dans la synagogue de la rue Páva, qui a ouvert en 2004 (http://hdke.hu/).
Quelle est la spécificité des musées que vous avez étudiés ?
Le but des musées est de faire comprendre à tous les visiteurs, membres ou non de la communauté, juifs ou non, que la présence des juifs en Europe centrale est plus que millénaire, que cette présence signifie pour les peuples de la région une richesse et un apport considérable à leur propre développement, à leur propre culture, à la structure de leurs villes, de leurs campagnes. Il serait facile de faire un inventaire des créateurs dans tous les domaines dont le nom est pour toujours synonyme de l’Europe centrale et qui étaient issus de la communauté juive. Pour le monde entier, Prague rime avec Kafka et cet exemple suffirait déjà, mais Sigmund Freud et Gustav Mahler étaient originaires de Moravie. En Hongrie, les pionniers de la médecine étaient juifs, le premier diplôme de Docteur en médecine obtenu par un juif, Joseph Manes Österreicher, fut délivré par l’université de Buda en 1782 ; mais en Hongrie, les Juifs furent surtout les promoteurs du capitalisme. Encouragés par l’aristocratie, ils fondèrent les banques, les industries et le grand commerce qui furent à la base de la Hongrie moderne, et s’affirmèrent par leur omniprésence dans la vie intellectuelle comme les porte-drapeaux, de même qu’à Vienne, de la culture fin-de-siècle.
Dans cet esprit, les musées doivent également faire œuvre didactique envers un public qui ne connaît pas ou mal l’univers juif, c’est-à-dire qu’il n’en connaît souvent que le martyre. Il est ainsi nécessaire que les musées montrent le contenu de la vie juive dans tous ses aspects, qui sont justement aujourd’hui l’enjeu du renouveau de la communauté : la religion, l’enseignement, les grandes étapes de la vie, la signification culturelle de la judéité. Et ceci d’autant plus dans ces sociétés post communistes où le grand public a longtemps cru à la disparition totale des juifs, en raison tout d’abord de leur élimination physique puis par l’absorption et la dissimulation durant l’ère communiste. Il est donc important que les citoyens redécouvrent, parfois en même temps que les juifs eux-mêmes, que la présence des juifs dans le pays ne s’est pas interrompue en 1944, et qu’ils sont, comme l’ensemble de la société, en train de revenir au grand jour, se réveillant d’une longue anesthésie. Le renouveau juif se place donc dans une démarche globale et dans des circonstances favorables à la redécouverte identitaire.
De plus, le musée doit permettre de réunir les générations. En effet, si les jeunes sont avides de redécouverte identitaire, en revanche ils ne sont pas séduits par son aspect purement religieux, ni par le martyrologe de l’Holocauste. Dans ces conditions, le musée joue un rôle considérable en offrant aux jeunes une autre image de la judéité, tout en maintenant le nécessaire respect des traditions propre à la culture juive. Les musées juifs doivent donc suivre le mouvement actuel de la muséologie en général et s’ouvrir largement sur l’extérieur, y compris vers les non juifs, développer l’interactivité, les outils pédagogiques, accueillir des expositions temporaires etc. Pour remplir ces objectifs, ils ont généralement à leur disposition suffisamment de bonnes volontés, d’enthousiasme, ainsi que le soutien de la communauté, mais il leur manque souvent le ressort principal à savoir les financements indispensables à la réalisation de programmes ambitieux.
Le musée juif de Budapest vient en quatrième position dans la liste des musées juifs d’Europe après Vienne, Francfort et Prague. Est-il vrai qu’il est installé dans la maison natale de Théodore Herzl ?
Le musée juif de Budapest a ouvert en 1916, après Vienne (1895), Francfort (1897) et Prague (1906). Ouvert en 1916, il présente une des plus importantes collections d’objets religieux et culturels juifs d’Europe, dont la recherche avait commencé en 1909. Le Musée est installé depuis 1932 dans ses locaux d’aujourd’hui, contigus à la grande synagogue de Budapest, là où se dressait au siècle dernier la maison natale de Théodore Herzl. En 1943, les collections furent mises à l’abri dans les coffres de la Banque nationale hongroise et y restèrent jusqu’en 1946. Le Musée ouvrit à nouveau ses portes en 1947 et traversa toute la période communiste sans faire l’objet d’une hostilité particulière des autorités qui semblaient le considérer plutôt comme le dépôt ethnographique d’un peuple disparu, mais ne firent bien entendu aucun effort pour améliorer sa situation.
Une section consacrée à l’Holocauste fut néanmoins inaugurée en 1984 à l’occasion du quarantième anniversaire de la déportation des juifs de Hongrie. Le Musée ferma ensuite à plusieurs reprises au tournant des années 1990 pour entamer une nécessaire rénovation et put à nouveau être accessible au public en 1994 (http://www.milev.hu/).
Le directeur du musée voulait en faire un « lieu de rencontres intergénérationnelles ». Par quoi cela se manifeste-t-il ?
Dans des communautés où le pourcentage des personnes âgées est considérable, il est important que les responsables se tournent également vers les enfants et les adolescents. Seule la Hongrie a pu maintenir dans les années du communisme une école communautaire ainsi que le Séminaire rabbinique, mais dans des conditions qui n’étaient bien entendu pas satisfaisantes, ne serait-ce qu’à cause du contrôle permanent sur les livres scolaires et l’interdiction d’utiliser l’hébreu en dehors du culte. Cet effort vers la jeune génération participe de la même idée que le développement des musées. En effet si les communautés veulent attirer les jeunes adultes afin qu’ils inscrivent leurs enfants dans les écoles juives, celles-ci doivent proposer une image séduisante de jeunesse et de modernité alors que durant la période communiste, le judaïsme était essentiellement représenté par les anciens et identifié à une pratique religieuse confinée.
La pédagogie représente ainsi un pan important des nouvelles orientations du Musée et les écoles le fréquentent régulièrement, y compris les écoles confessionnelles chrétiennes.
Le souhait est aussi d’en faire un « lieu de vie dans une acception laïque et ouverte ». Bénéficie-t-il d’une aide de l’État ?
Le Musée est une structure affiliée à l’Alliance des communautés juives de Hongrie, ne recevant aucune subvention de l’État, il vit grâce au budget que lui accorde la communauté, aux entrées payantes, et aux gestes généreux de donateurs privés.
Le Musée est devenu un endroit important de la vie culturelle de Budapest, où la concurrence est rude. Il s’agit enfin d’offrir aux visiteurs la structure certes d’un musée plus ou moins traditionnel, mais aussi la convivialité d’un lieu de rencontre. Cette intention est évidente dans le parcours même du Musée où les visiteurs rencontrent les objets traditionnels du culte et de la vie quotidienne juifs. Le second étage est un autre monde, consacré aux expositions temporaires, parfois très éloignées des thèmes spécifiquement juifs. Le Musée ressemble de plus en plus au Musée juif de Vienne avec sa partie traditionnelle et les espaces réservés à la mise en contact des visiteurs avec les autres aspects du judaïsme.
Dans ce mouvement vers l’extérieur, le Musée collabore toujours plus avec d’autres musées et institutions culturelles, il fait partie de l’Association des musées juifs européens et travaille avant tout avec les musées de la région (Vienne et Prague).
Le renouveau de l’identité juive en Europe dont vous parlez passe-t-il par ces nouveaux musées ?
Oui, certes, mais il ne faudrait pas le réduire à la muséification ! Ce sont toutes les structures de la communauté qui ont bénéficié de cette renaissance, dans une mesure proportionnelle à leur importance numérique. À cet égard la situation est plus favorable à Budapest, où la communauté est plus nombreuse, mais cela touche également Prague ; les choses sont plus difficiles dans les villes de province et en Slovaquie.