Barbara Kirshenblatt-Gimblett, professeur émérite à l’Université de New York, directrice de l’exposition permanente au musée Polin, revient sur la genèse de ce musée et raconte les rapports difficiles avec les pouvoirs publics.
L’Arche : Comment est née l’idée d’un musée juif en Pologne ?
Barbara Kirshenblatt-Gimblett : L’idée est née en 1993, quand une femme du nom de Regina Parblatt, représentante de l’association d’histoire juive, a assisté à l’inauguration d’un Mémorial à Washington. Elle a été très impressionnée et elle s’est posée la question. Si un musée consacré à l’holocauste existe à Washington, pourquoi n’y en aurait-il pas à Varsovie ? C’était le début d’une idée circulant auprès d’un certain nombre de gens qui n’avaient qu’une vague approche. Elle avait une idée très précise de ce qu’elle voulait.
Avez-vous été impliquée, vous-même, dès le début dans le projet de musée ?
J’ai été sollicitée par quelqu’un qui avait en charge ce projet, M. Halberstadt. Il était venu à Varsovie en 2002 pour s’occuper de la partie « exposition permanente » du musée. En 2006, après que le musée a été effectivement fondé, il m’a demandé de diriger le développement de ce qu’on appelait l’exposition « globale » plutôt que « permanente », parce qu’aucune exposition n’est vraiment permanente. Mais de fait, il s’agit bien de cela.
Quelle est, à vos yeux, la spécificité du musée ?
D’abord, c’est l’histoire des juifs polonais au cours de 1 000 ans. Ce n’est pas un musée de l’holocauste. L’holocauste constitue une grande partie de l’exposition, et parmi les nombreuses galeries, beaucoup – de fait, la majorité – sont consacrées à l’holocauste. Mais c’est un musée dédié à 1 000 ans de vie juive. Deuxièmement, c’est un « narratif » en multimédias. On y trouve des objets originaux, mais le but principal est de communiquer et transmettre l’histoire d’un point de vue émotionnel, en créant ce que j’ai appelé une « traversée historique ». Troisièmement, le lieu, le site, l’emplacement fait face au monument consacré aux héros du soulèvement du ghetto de Varsovie. C’est le résultat d’un concours architectural international.
Donc, il y a le côté émotionnel avec le lieu, le bâtiment, l’exposition, et en plus la mission qui est celle de ramener la mémoire des juifs polonais. Le monde connaît beaucoup mieux la manière dont les juifs sont morts que la manière dont ils ont vécu. C’est une fonction extrêmement importante que de transmettre une mémoire composite. Il s’agit de se rendre au mur pour se souvenir de la façon dont ils sont morts, mais aussi pour remonter le temps et connaître ce qu’a été leur vie quotidienne. Le musée est une institution qui rend hommage à cette histoire, mais c’est aussi une institution avec une énorme mission éducative, des programmes publics, une exposition temporaire. Son succès est dû à la façon dont il a été fondé. C’est le résultat d’un soutien public et privé, et c’est le premier de ce type en Europe, avec le partenariat de l’association pour l’histoire des juifs de Pologne, et deux partenaires publics, la ville de Varsovie et le ministère de la Culture et du patrimoine. Ils se sont mis ensemble pour concevoir le musée en 2005.
Le musée a été ouvert en 2015, mais le bâtiment en lui-même a connu une inauguration dès 2014. Depuis lors, nous sommes le plus grand musée privé d’Europe. C’était le musée européen de l’année en 2016, et la même année, il a reçu le prix de l’académie des Arts. En 2017, il a été reconnu pour son excellence en matière d’éducation et pour son impact. Nous avons eu 2 500 000 visiteurs jusqu’à présent. Il a été ouvert en 2015, ce qui représente quand même quelque chose d’extraordinaire.
Le musée est-il fréquenté à la fois par des Polonais et par des touristes étrangers ?
Oui. 60 % de nos visiteurs sont polonais. 40 % sont des visiteurs de l’étranger. La moitié des visiteurs étrangers sont des juifs. La moitié des visiteurs juifs viennent d’Israël, et l’autre moitié de Diaspora. Nous avons des programmes éducatifs que nous développons intensivement. 70 000 lycéens participent à ces programmes. Nous avons un musée itinérant qui voyage à travers la Pologne, touche près de 50 000 personnes et fait en sorte que le musée aille vers les gens. Nous avons des enfants qui viennent d’un peu partout, pas seulement de Varsovie. Donc, les gens viennent à nous et nous allons vers eux.
Comment avez-vous développé cet intérêt pour les musées juifs en Europe, et en particulier en Pologne ?
Le succès est quand même venu du fait qu’il y avait un extraordinaire intérêt en Pologne et dans la société polonaise où on voulait entendre ce récit, et je pense que ces lieux où les juifs ont vécu, les villes où ils ont habité, c’était quand même important. En peu de temps, toute cette vie juive a disparu. Dans la ville de mon père, Opatow, il y avait 10 000 personnes, et 6 200 d’entre elles, en deux jours, lors de l’été 1942, sont partis. Plus de 6 000 ont été acheminées vers Treblinka et d’autres lieux. Ce qui signifie que d’un jour à l’autre, une ville qui comptait 10 000 juifs a perdu une majorité de sa population. Une ville s’est littéralement vidée. Il y a eu beaucoup de cas de ce type en Pologne ; on s’est aperçus que quelque chose de profond s’était passé dans ces lieux et qu’il y a eu une énorme absence, même si ceux qui sont nés après la guerre ne savent pas ce qui manque. Dans les années 80 et 90, on a observé un mouvement vers la culture juive, vers l’histoire juive, vers le judaïsme au sein de la Pologne.
Que diriez-vous aujourd’hui de la vie juive en Pologne ? Une telle chose existe ?
Aujourd’hui, en Pologne, il y a un renouveau de la vie juive. Il y a par exemple un centre communautaire juif à Cracovie et à Varsovie. Le Bnai-Brith est actif. Une association pour le dialogue judéo-chrétien existe depuis des décennies. Il y a une école juive, une maternelle. Il n’y a pas seulement une synagogue orthodoxe à Varsovie, mais au moins deux synagogues libérales. Il y a une bonne production en matière de littérature, de théâtre, de musique, de publications, de journaux. Je dirais même qu’il y a un renouveau, qui est lent à venir, mais qui se développe.
Que pensez-vous de cette nouvelle législation que le gouvernement polonais veut mettre en place sur l’approche historique de la Seconde Guerre mondiale. Les tensions autour de cette législation ont-elles affecté la vie du musée ?
Premièrement, cet amendement n’a pas encore été ratifié, il est aujourd’hui soumis à un tribunal constitutionnel, et c’est à lui de déterminer dans quelle mesure il est légal. La légalité de l’amendement n’est pas encore établie. Cet amendement n’est pas un déni de l’holocauste. L’amendement ne criminalise pas une déclaration affirmant que des Polonais, individuellement, ont tué des juifs, les ont dépouillés, les ont maltraités. L’amendement, spécifiquement, affirme que ce sera un crime de blâmer la population polonaise pour avoir coopéré avec l’Allemagne dans l’holocauste. Je pense que c’est important, parce que le but n’est pas de diminuer la responsabilité allemande dans l’holocauste. Il distingue entre des actions individuelles et la responsabilité de l’État ou de la nation à titre collectif.
Cette clarification est très importante. A mon avis, cet amendement est mal orienté, mal formulé et inutile. Il a à voir davantage avec la politique intérieure qu’autre chose. L’objectif est de protéger le bon renom de la Pologne, et de fait, il aboutit au résultat exactement inverse. Cela, c’est le premier point. Le second point, c’est que cela a créé une crise diplomatique avec l’Amérique et avec Israël. Sur le plan intérieur, cela a donné une licence à des expressions d’antisémitisme et de xénophobie qu’on voit se développer et qui sont un sujet d’inquiétude.
Concernant le musée, il commémore actuellement le 50e anniversaire de mars 1968, quand le gouvernement a lancé une campagne antisioniste et antisémite qui a eu pour effet que plus de la moitié des juifs qui vivaient en Pologne ont été obligés de quitter le pays. Ils étaient écartés de leur job et n’avaient d’autres options que de partir. Nous commémorons cet événement. Ce qui est objet de controverses dans le gouvernement, c’est que dans cette exposition historique, nous montrons comment l’antisémitisme aujourd’hui se manifeste dans la politique, chez les présentateurs de TV et dans les médias en général. Les déclarations antisémites aujourd’hui sont à peu près les mêmes que les slogans qu’on entendait en mars 1968. Du point de vue du parti dominant, le parti « Droit et Justice », ceci est déplorable et ils le rejettent. Ils ont critiqué le musée pour avoir été « politique » et avoir provoqué le débat, tout au moins parce que ce parti, ce gouvernement, ce ministère de la culture ont une conception différente de ce qu’est un musée. De leur point de vue, un musée doit avoir ce qu’ils appellent « une histoire neutre » et éviter les conflits. C’est cela le musée traditionnel à leurs yeux, et c’est cela le musée qu’ils veulent. Ils font une objection au musée moderne qu’ils décrivent comme un musée qui prend l’histoire comme un instrument de débat.
Vous dites que c’est un musée « narratif ». Qu’entendez-vous par là ?
Le début de ce musée, c’est le récit de 1 000 ans de vie juive en Pologne, et tout s’agence pour raconter cette histoire. Cela veut dire que nous ne commençons pas avec ce que nous avons dans les collections. Ce que nous faisons, c’est nous poser la question : Quelle est l’histoire que nous voulons raconter et quel matériel, quel type de communication, quel genre de transmission pouvons-nous utiliser pour dire cela ? C’est la raison pour laquelle nous n’utilisons pas d’objets mais ce que j’appelle une « traversée historique ».