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Littérature

Éliezer Ben Yéhouda, à la conquête de l’hébreu moderne

Le touriste, qui, de nos jours, se rend en Israël, ne réalise pas toujours qu’entendre parler hébreu de manière naturelle sur un coin de la planète, d’y voir des enseignes libellées dans la langue de la Bible ou d’utiliser une monnaie appelée shekel, constitue véritablement un miracle. La renaissance de l’hébreu n’était pas automatiquement inscrite dans l’Histoire et les dirigeants sionistes, Herzl en tête, imaginaient plutôt que le yiddish serait la langue véhiculaire du futur État juif. C’est à un homme aussi décidé qu’opiniâtre que l’on doit à l’hébreu qui, depuis deux mille ans, était devenu une langue exclusivement réservée à la prière, d’être revenu de plain-pied dans la modernité. Il s’appelait Éliezer Ben Yéhouda.

Le 2 novembre 2007, l’Unesco a décidé de rajouter son nom à la liste des personnalités qui ont le plus influencé la culture mondiale.

C’est en Lituanie, dans la petite localité de Louchky, que naît, le 7 janvier 1858, au sein d’une famille juive hassidique, le petit Éliezer Isaac Élianov Perelman.

Le malheur s’abat sur la famille alors qu’Éliezer n’a que cinq ans : son père, Yéhouda Leib Perelman meurt prématurément. Peu après sa bar mitzwah, sa mère, Feyga Perelman le destine tout naturellement à des études rabbiniques. Comme le jeune homme est doué, on envisage pour lui la fameuse yeshiva de Plotzk, en Russie. C’est une rencontre fortuite avec un étudiant qui va l’en dissuader en lui vantant les mérites de la « petite » yeshiva du rabbin Yossi Bloïker. Ce que le jeune homme ne sait pas encore, c’est que sous des apparences orthodoxes, le rav Bloïker est en réalité un adepte de la haskala, d’un judaïsme moderne ouvert sur le monde extérieur.

Après quelques semaines d’études rigoureuses de textes sacrés, le maître donne discrètement à lire à Éliezer, un livre au titre surprenant : Kour Oni (Le four de ma misère). Il s’avère que l’ouvrage n’est autre que la traduction en hébreu du chef-d’œuvre de Daniel Defoe, Robinson Crusoé. Imaginez la réaction de l’élève rabbin à la lecture d’un récit à mille lieues de ses préoccupations habituelles! Époustouflé par ce qu’il décrira plus tard comme une « agréable hérésie », Éliézer délaisse peu à peu le Talmud et le Guide des Égarés de Maïmonide pour découvrir les grands philosophes qu’il étudie au lycée de Dvinsk où il est désormais inscrit.

1877. Éliezer Perelman a 19 ans. Plongé dans la lecture du mensuel Ha Shahar (L’Aurore), organe des modernistes juifs dirigé par un certain Peretz Smolenkine, il est attiré par un article sur la révolte du peuple bulgare en lutte contre l’oppression de l’empire ottoman. On raconte que, tout à sa méditation sur ce sujet, il s’assoupit et que, dans son sommeil, il fait un rêve où une voix lui répète inlassablement les mots : « Renaissance d’Israël et de sa langue sur la terre de ses pères ».

Un simple rêve suffit parfois à changer une destinée. À son réveil, la décision du jeune homme est prise : il sera le régénérateur de la langue de ses ancêtres. Il va réinventer l’hébreu.

1878. Éliezer Perelman décide de rejoindre Paris où il s’inscrit à la faculté de médecine. Il consacre ses heures libres à des traductions et à la rédaction d’articles en hébreu. Le premier, intitulé Une question brûlante paraît précisément dans la revue Ha Shahar. Pour étoffer son hébreu, Perelman se constitue patiemment un listing, première ébauche de ce qui deviendra plus tard son œuvre maîtresse, le Dictionnaire complet de l’hébreu ancien et moderne en dix-sept volumes. « Dictionnaire », voilà un mot que l’hébreu biblique ignore. C’est aussi le premier inventé par celui qui se fait appeler désormais Ben Yéhouda : Milon, littéralement « livre de mots ».

Des ennuis de santé vont modifier le parcours de Ben Yéhouda. Ses poumons sont fragiles et il ne résiste pas à un hiver rigoureux à Paris où il contracte la tuberculose. Il lui faut aller vers des lieux plus cléments. Dans le droit fil de son rêve prémonitoire, il rejoint Jérusalem. En chemin, au Caire, il épouse Deborah Yonas, fille de l’un de ses amis.

1881. Éliezer et Deborah sont à Jaffa, en route pour Jérusalem. C’est là qu’ils se font la promesse qui va rythmer leur vie : « Rak Yvrit », « Rien que l’hébreu ». Malgré la nostalgie du russe et du yiddish qu’il ressent profondément, Éliezer Ben Yéhouda ne parlera désormais plus que l’hébreu. Partout et en toutes circonstances. En terre d’Israël, sa première tractation avec un changeur de monnaie se fait en hébreu. « Ce fut, raconte-t-il, la première affaire de ma vie que je traitais dans la langue sacrée ». Plus tard, sa joie est immense de voir que le cocher de fiacre auquel il s’adresse, Haïm Yaacov, comprend l’hébreu. Enthousiaste, il lui décerne le titre de « cocher d’honneur » de l’association des cochers juifs. C’est Haïm Yaacov qui va le conduire avec son épouse à Jérusalem. Dans un quartier proche du Mont du Temple, au fond d’une cour, les Ben Yéhouda vont occuper deux petites pièces auxquelles on accède par une échelle. C’est là, au 13 de la rue Ethiopia qu’ils vont créer les conditions de « la première expérience de renaissance de la langue hébraïque parlée ». En effet, Deborah est enceinte et tout est organisé pour qu’à sa naissance l’enfant soit en immersion hébraïque totale. Nul n’est admis dans la demeure s’il ne parle hébreu. Les premiers babils d’Ithamar seront précieusement recueillis et considérés comme du pur hébreu. Contre vents et marées, bien que certains le traiteront de fou, Ben Yéhouda s’entêtera dans sa volonté de ne parler qu’hébreu, y compris à son chien, ce qui mettait en rage les Juifs orthodoxes de la ville, furieux de voir la langue sacrée utilisée pour communiquer avec un animal et qui lapidèrent le malheureux quadrupède avant de dénoncer Ben Yéhouda aux autorités turques qui l’emprisonnèrent.

Atteinte à son tour de tuberculose, Deborah Ben Yéhouda décède en 1891. Ben Yéhouda se remarie peu après avec Hemda, sa belle-sœur, dont il aura un fils, Ehud.

C’est en 1910 que Ben Yéhouda publie le premier volume de son dictionnaire monumental mais la hargne des autorités turques à son égard qui l’accusent régulièrement d’activités séditieuses le contraint à l’exil aux États-Unis. Il s’installe avec sa famille à New York avant de retourner, en 1919, après la fin de la Première Guerre mondiale en Palestine où, à force d’insistance et d’interventions, il obtient du pouvoir britannique désormais en charge de la Palestine, que l’hébreu soit considéré comme l’une des trois langues officielles du pays. C’est l’année qui voit aussi la naissance du premier quotidien hébreu, Hadashot Haaretz. Pour étoffer son combat, Ben Yéhouda fonda un hebdomadaire, Hatsvi (« Le Cerf ») dans lequel il exhortait ses coreligionnaires à bâtir un État juif et à ne s’exprimer au quotidien qu’en hébreu.

Jusqu’à sa mort, le 21 décembre 1922, date à laquelle le yichouv décida trois jours de deuil national, Éliezer Ben Yéhouda présidera l’Académie hébraïque. Sa veuve et son fils Ehud poursuivront la publication de son Dictionnaire jusqu’en 1959.

Les ennemis de Ben Yehouda ont la dent dure. À plusieurs reprises, des plaques commémoratives ont été apposées à l’entrée de la maison de la rue Ethiopia mais elles ont été vandalisées par des Juifs -orthodoxes qui n’ont jamais admis l’idée que l’hébreu devienne une langue d’usage courant. La dernière plaque a été apposée le 19 mai 2008 en présence de descendants de Ben Yéhouda. La maison a été acquise en 2000 par un immigrant français, Robert Spira.

Extrait de  « 70 figures d’Israël » de Jean-Pierre Allali et Haïm Musicant. Editions Glyphe.