C’est mon dernier éditorial. Je pars avec la joie d’avoir non seulement prolongé les jours d’un journal qui me tient à cœur, mais accompagné autant que je pouvais son évolution et réuni une équipe qui, j’en suis sûr, saura participer à la relève.
Quand on m’a sollicité pour prendre la direction de L’Arche, alors que le magazine sortait d’une crise profonde, j’ai hésité et j’ai fini par dire oui. Je l’ai fait en raison surtout de mon propre penchant pour la presse écrite. Même si j’ai passé une bonne partie de mon parcours journalistique dans la presse orale – 35.500 jours à la radio et sept ans à L’Arche (40 numéros) – je n’ai jamais tout au long de ces années abandonné la plume. Elle reste à mes yeux un media privilégié, le media d’excellence.
J’aime la presse écrite dont tout le monde sait maintenant qu’elle est fragile et périssable. Je l’aime parce qu’à une époque où nous sommes assaillis d’informations de toutes parts, fausses, vraies, légères, frivoles, graves, un magazine offre le temps et la distance, permet la décantation et l’analyse, le triage et la hiérarchisation, sans lesquels le numérique qui a ses vertus que personne ne saurait minimiser – nous avons développé un site web du journal qui prolonge et accompagne le print – ne peut satisfaire un lecteur exigeant.
Plus que tout autre courant de pensée, le judaïsme est frère du message écrit. Voilà pourquoi je continue de croire que le rôle des institutions juives est de préserver l’écrit contre vents et marée. C’est leur rôle, c’est leur vocation, c’est leur devoir. Et d’ailleurs, personne ne s’y trompe. C’est la presse écrite qui nourrit le débat public. C’est elle qui donne le ton, elle qui fait remonter les vrais enjeux en écartant les fausses valeurs. Ceux qui pensent qu’elle n’a pas d’avenir et ceux qui ne font rien pour la soutenir nous préparent des lendemains tristes.
Je pars avec le sentiment de la tâche accomplie, et aussi avec un regret. N’avoir pas réussi à convaincre de la nécessité, de l’urgence à numériser les Archives d’un journal qui s’est trouvé à l’épicentre de toute l’histoire du judaïsme français et qui, je l’espère, continuera de l’être. Chaque fois qu’avec Steve Krief, le secrétaire de Rédaction de l’Arche, nous avons plongé dans ces trésors que constituent ces Archives, nous nous sommes émus d’y trouver un matériau d’une impressionnante richesse. Pour les lecteurs, pour les historiens, pour les chercheurs.
Pour tous ceux qui savent que ce journal a constitué la plaque tournante et le vivier de toute une aventure. Ceux-là ne découvriront pas seulement ce qu’ils savaient déjà. Que là s’est jouée toute la saga de la reconstruction du judaïsme d’après-guerre, là qu’on a vu poindre tous les grands débats qui allaient forger le profil singulier d’une communauté enracinée en terre de France mais qui sortait de multiples ébranlements en s’efforçant de tenir droit et d’apporter à la communauté nationale un souffle nouveau. Là que s’élaboraient de nouveaux courants de pensée juive, qu’une amitié judéo-chrétienne naissait, qu’on voyait pousser les germes d’une littérature en gestation, et qu’on assistait aux confrontations sévères de critiques littéraires talentueux et quelquefois aux antipodes l’un de l’autre. Là encore qu’on pouvait suivre à la trace – parce que c’était là que ça se passait – les événements qui ont scandé le rythme de la vie juive – l’affaire Finally, le procès Eichmann, la guerre des Six jours, Mai 68…etc. Là encore qu’on pouvait suivre les premiers pas de tel ou tel qui allait devenir une des grandes plumes de la presse nationale.
Et puis, il y a toutes les pépites qu’on peut trouver en musardant dans les Archives. Je citerai un exemple qui me vient en tête, entre tant d’autres.
Il nous fut fourni un beau matin par un chercheur français qui préparait une biographie de Martin Buber. En bon universitaire soucieux d’aller dans tous les coins pour les besoins de son livre, et en amoureux des notes de bas de pages qu’il adorait soigner particulièrement (il s’est fait une réputation en la matière qu’il fallait entretenir), il a passé quelques jours dans nos bureaux à consulter tous les numéros où il était question de Buber. Il a fini par dénicher une lettre du professeur Olievenstein où celui-ci écrivait au philosophe pour lui dire son admiration et pour l’inviter à apporter sa caution à un « magazine du judaïsme français » dont il avait l’idée et pour laquelle il sollicitait son parrainage et sa contribution active. Cette lettre, je l’ai montrée par la suite à son fils qui n’en avait pas connaissance et qui m’en a demandé une copie qu’il a enfouie pieusement dans sa poche.
Durant ces sept années, nous avons travaillé en ayant en tête le souci de la fidélité à l’identité de l’Arche, gage et condition de sa survie, et en conservant dans nos bureaux la collection complète du journal. Indépendance rédactionnelle, souci de l’ouverture, respect du pluralisme, c’était l’engagement de tous ceux qui m’ont précédé à ce poste et dont j’ai essayé d’être digne. Au long de cette période, le journal a eu à cœur de faire écho au désarroi de nos lecteurs face à la multiplication des attentats en France et à la montée de l’antisémitisme, face aussi au déni, au refus de voir, au refus d’agir, aux lenteurs de la prise de conscience dans l’opinion, dans les médias, dans la classe politique. Déterminés à ne jamais céder de terrain à ceux qui soufflent sur les vents mauvais, nous nous sommes efforcés d’être aux côtés des lanceurs d’alerte et de ceux qui en appellent au sursaut. Nous avons continué dans le même temps, c’est notre tâche, à parler de culture, de littérature, de cinéma, d’expositions… Puisse ce journal rester le lieu de nos débats sans jamais céder aux tentations – fermeture, discours intérieur, formatage, uniformité… – qui sont toujours mauvaises et toujours dommageables.
Le dernier mot sera pour nos lecteurs auxquels je veux dire ma gratitude immense. Sans eux, rien n’eût été possible. Sans leur soutien, leur présence, leur fidélité, leurs critiques parfois, tout cela n’aurait aucune justification. Il est arrivé que sur telle ou telle exclusivité, sur telle ou telle couverture, sur tel ou tel Hors-série, nous ayons eu les honneurs de la presse nationale ou l’appréciation de nos confrères. Mais c’est le respect, l’estime ou les encouragements de nos lecteurs qui ont toujours le plus compté pour nous et c’est à eux que nous pensons très fort et que nous retenons au moment de ce « clap de fin ».
Le numéro que vous avez entre les mains ne diffère pas dans la forme des numéros précédents du magazine. Vous y trouverez l’écho de l’actualité de ces derniers jours en Israël et les répercussions sur la géopolitique régionale, une réflexion sur l’œuvre de Philip Roth vue essentiellement du point de vue des Etats-Unis et de la mythologie américaine, et nos chroniques sur la littérature, le cinéma, les arts…Nous sommes heureux que soient associés ici ceux qui étaient avec nous depuis les débuts.
Je veux donc remercier pour finir toute cette équipe de collaboratrices et de collaborateurs qui m’ont accompagné dans cette belle aventure et qui sont tous devenus des amis (certains l’étaient déjà). Le travail qui a été réalisé dans la cohérence, dans l’exigence, et toujours avec l’envie de tirer le judaïsme vers le haut, ne sera pas perdu, j’en suis convaincu. Nous nous retrouverons sûrement pour d’autres causes. Demain est un autre jour. Et vive la presse écrite !