Alors que la fin du mouvement de désobéissance civile soudanais lancé après le début d’une répression meurtrière est annoncée par les autorités de Khartoum, elle est toutefois démentie par plusieurs leaders des forces de l’opposition niant un retour aux négociations avec le Conseil militaire, sauf à certaines conditions (mettre fin à l’ostentation militaires dans la capitale, rétablir internet et la communication dans la ville, ou encore mettre sur pieds une commission d’enquête internationale quant aux violences sur les civils). L’Alliance pour la liberté et le changement (ALC), fer de lance de la contestation, appelle les Soudanais à « reprendre le travail mercredi », après plus de trois jours de quasi paralysie de la capitale. Jacky Mamou, médecin, ancien président de Médecins du monde et président du Collectif Urgence Darfour, revient pour L’Arche Magazine sur cette crise qui a fait 118 morts et plus de 500 blessés parmi les manifestants au Soudan. Interview.
L’Arche -. Que se passe-t-il exactement au Soudan ?
Dr Jacky Mamou -. Depuis le 19 décembre 2018, un mouvement de protestation a gagné tout le pays. Il a commencé par un mécontentement concernant d’importantes augmentations des prix de produits de base comme la farine ou l’essence. Mais rapidement ce mouvement social s’est transformé en mouvement politique et a pris une ampleur inédite, touchant toutes les couches de la société ; les jeunes et les femmes, les pauvres et les couches moyennes… L’exigence centrale en est le départ du pouvoir des militaro-islamistes, dont Omar el Béchir a été le chef sans discontinuité depuis le coup d’Etat de 1989. Cette mobilisation étonne par son pacifisme et sa détermination, mais aussi sa créativité avec l’occupation gigantesque de la place où se situe le Quartier général de l’armée, le tout en paroles et musique, comme une kermesse géante. En effet un véritable système prédateur a été mis en place par ce pouvoir et ses proches qui se sont enrichis considérablement avec la rente pétrolière, dont l’essentiel a été perdu lors de la sécession du Sud-Soudan, animiste et chrétien en 2011, après une guerre civile dévastatrice qui a duré plus d’un demi-siècle.
Les 3/4 du budget national est consacré à l’armée et aux services de sécurité. Ce qui explique l’impossibilité de subventionner les produits de base.
Idéologiquement, la dictature militaro-islamiste soudanaise fut liée pendant une longue période aux Frères Musulmans. Elle a accueilli Ben Laden, Carlos… et son ‘’Université africaine’’ reste un centre de formation de cadres des mouvements Islamistes de la région. C’est aussi un groupe de pouvoir qui se revendique comme « arabe » et qui à l’image de certaines élites de la vallée du Nil autour de Khartoum, professe un certain mépris pour les populations «africaines» des régions périphériques. Au Darfour, au Nil Bleu, dans les monts Nouba, des mouvements de rébellions ont vu le jour pour demander une plus grande répartition des richesses en faveur de ces territoires abandonnés de tout développement. La répression sur les civils y a été d’une violence inouïe. La Cour Pénale Internationale a lancé un mandat d’arrêt international à l’encontre d’Omar el Béchir et de plusieurs dirigeants pour génocide et crimes contre l’humanité. Ce sont l’armée et les miliciens Janjawids qui ont semé la terreur dans ces régions.
En comprenant que s’ils ne faisaient pas de concessions, les militaro-islamistes risquaient de tout perdre, un coup d’Etat écarte Béchir et ses très proches le 11 avril. La Junte qui prend alors le pouvoir est composée d’officiers génocidaires qui ont commis toutes sortes d’horreur au Darfour et ailleurs. C’est vraiment « tout changer pour que ne rien ne change ».
L’Arche -. Quelles sont les milices qui parcourent Khartoum ces dernières heures et de quoi sont-elles le nom ?
Dr Jacky Mamou -. Les miliciens Janjawids, issus pour la plupart de tribus nomades arabes du Darfour y ont été formées , entrainées, équipées par l’armée et les services de sécurité sous les ordres d’Omar el Béchir au début de la rébellion en 2003. Leur cruauté envers les civils ont fait leur réputation : assassinats, viols, destruction des villages, empoisonnement des puits, capture du cheptel… A partir de 2017, ils ont été intégrés à l’armée directement sous les ordres du Président Béchir et rebaptisés Forces de Soutien Rapide (SFR). Ces troupes se sont considérablement renforcées quand en 2014, le gouvernement soudanais a passé des accords avec l’Union Européenne (protocole de Khartoum) faisant d’elles des garde-frontières pour limiter le passage des migrants vers la Libye voisine puis les côtes européennes. Elles ont pu ainsi bénéficier de moyens de transport, de matériel de communication et d’informatique ainsi que des formations. Ces anciens Janjawids ont ainsi gagné un espace important dans le dispositif de sécurité soudanais, et tout naturellement quand Béchir a commencé à être sérieusement contesté, il les a fait venir à Khartoum. Ces SFR sont dirigées par Mohamed Dogolo dit Hémetti, un ancien marchand de chameaux, qui a ensuite lâché Béchir et a été intégré à la Junte militaire avec rang de Vice-président. L’homme est riche, il a mis la main sur une mine d’or et a accumulé des richesses venant de butin. Hémetti est un démagogue et s’est présenté comme un protecteur des manifestants avant de les massacre. Il commence à avoir des vues sur la tête du pays. De plus il est adoubé par l’Arabie Saoudite parce qu’il lui fournit des contingents de très jeunes soldats soudanais pour combattre au Yémen.
L’Arche -. Le soulèvement civil a-t-il encore des chances face aux militaires ?
Dr Jacky Mamou -. Cela dépendra de plusieurs éléments.
D’abord de la capacité de résilience et d’unité des Soudanais qui se sont engagés maintenant dans un mouvement de grève et de désobéissance civile. La direction du mouvement est un front de plusieurs partis et d’organisations sociales, dont la force motrice est l’Association des Professionnels composée de médecins, journalistes, avocats… C’est une coalition hétérogène qui pour le moment tient bien la route.
Face à eux l’armée est aussi diverse. Les miliciens ont désarmé des hommes de troupe et des officiers avant de commettre les massacres du 3 juin, car ils étaient considérés comme trop perméables au mouvement. D’autre part, une centaine d’officiers avaient été mis à la retraite anticipée. Il est certain que la montée en puissance des milices n’est pas vue d’un œil bienveillant par certains secteurs de l’armée qui y voit une rupture dans leur monopole des armes. Les militaires sont donc traversés par des divisions qui si elles s’accentuent pourraient être favorable à l’opposition. Ou conduire à une forme de guerre civile.
Enfin l’environnement international joue un rôle important. Les parrains de la Junte militaire sont l’Arabie Saoudite, les Emirats Arabes Unis, le Qatar qui soutiennent financièrement ce pays exsangue et dont l’économie s’est encore affaiblie depuis 6 mois que dure la contestation. L’Egypte du maréchal Sissi est soucieuse d’éviter une contagion démocratique régionale qui pourrait la menacer et voit d’un œil inquiet l’instabilité soudanaise. Les Russes et les Chinois en raison de leur coopération militaire et économique sont favorables au statu quo et soutiennent diplomatiquement la Junte comme ils viennent de le faire à l’ONU en bloquant une résolution protestant contre les massacres de Khartoum.
Restent l’Union africaine, sans moyens, qui s’oppose à une nouvelle dictature militaire et qui prône un gouvernement civil. Elle est soutenue par les Européens qui sont choqués par les violations massives des Droits de l ‘homme, mais qui sont surtout préoccupés par l’afflux de migrants, expliquant leur modération. Enfin les Etats-Unis, tout à leur isolationnisme de l’administration Trump qui a laissé le champ libre aux puissances les plus rétrogrades, pourraient jouer la carte des sanctions économiques. Trump a dû rappeler un ambassadeur à la retraite pour le représenter, ce qui en dit long sur le désinvestissement américain dans la région….
En fait les démocrates soudanais ne pourront compter que sur leur propre génie démocratique. C’est un défi difficile à relever mais ils ont montré beaucoup de courage et de détermination, pour le moment.
Propos recueillis par Aline Le Bail-Kremer