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Aux noms des morts

En quelques années, la Méditerranée a tué des dizaines de milliers de candidats à l’exil vers l’Europe. Quand elle ne les engloutit pas, la mer rend des corps souvent anonymes. Médecin légiste, Cristina Cattaneo tente de retrouver leur identité pour que ces « migrants », qui sont avant tout des hommes, des femmes et des enfants, aient un nom et une histoire. 

Ici ce sont des corps de migrants éthiopiens en position fœtale, non encore décongelés, que les médecins légistes tentent de déplier pour les allonger en position anatomique, là ce sont des os, des crânes des mâchoires d’étudiants de Buenos Aires ou de Mendoza que l’on glisse dans des sacs et que l’on étudiera plus tard, sur une paillasse, dans la lumière crue d’un laboratoire, là enfin, ce sont des restes d’êtres humains pourrissants dans une benne à ordures, dépouilles de petits dealers colombiens que les trafiquants ont jetés d’une voiture. L’Italie, l’Argentine, New York… la litanie des drames et des conflits trouve sa traduction dans ces amoncellements de cadavres que nul ne réclamera sauf si, pour quelques mystérieuses raisons, un être hors du commun en décide autrement. Mu par le désir de donner un nom aux victimes anonymes, celui-ci viendra alors réveiller ses semblables pour qu’ensemble ils permettent à ces défunts indistincts de retrouver un visage. Ces héros, eux-mêmes souvent anonymes, militants, médecins, bénévoles je les ai croisés à de nombreuses reprises. En Argentine d’abord, tandis que je suivais des équipes dévouées à l’ouverture des fosses communes où les militaires avaient à la va-vite enterré leurs opposants transmués en « disparus ». Dans le Queens ensuite, à New York, où Orlando Tobon, qui renvoyait par avion les cadavres des perdants et que j’avais baptisé «l’homme qui fait voler les cercueils», m’avait conduit au fil des barrios latinos dans un dédale de ruelles et d’impasses sur la piste des victimes du trafic de drogue. Lui, mieux que quiconque, savait retrouver les mules mortes d’overdose ou assassinées par des narcos et recherchées par leur famille.

Et voici qu’aujourd’hui l’actualité ramène sur le devant de la scène d’autres corps par dizaines, par centaines, par milliers. Entre 30 000 et 40 000 migrants auraient péri ces dernières années dans une tentative avortée d’accostage en Europe. Repêchés, ensevelis, ils nourrissent aujourd’hui les fonds méditerranéens d’une terre italienne qui n’a que faire de leur identité. De ces oubliés on pourrait dire, à la manière d’Aragon : « déjà vous n’êtes plus que pour avoir péri » (Tu n’en reviendras pas). Ils se dissolvent. Ils disparaissent. Pas tous. À ce jour, au prix d’efforts titanesques, d’accumulation de savoirs techniques et d’investissements personnels, quarante d’entre eux ont été identifiés. Ils portent un nom et, si leur avenir n’existe plus, celui de leur famille est transfiguré.

Ces quarante-là doivent leur pérennité à une femme, Cristina Cattaneo, dont le livre Naufragés sans visage a connu ces derniers temps les honneurs de la presse. Jeune, francophone, déterminée, bosseuse, cette médecin légiste a pris sur elle de sauver le peu qui soit encore vivace dans un amas de corps, un nom, une identité, une possibilité surtout pour les familles et les proches de faire le deuil. Le combat qu’elle a mené pour ces oubliés de la mer, elle le raconte fort bien. Au fil des pages, elle décrit tout à la fois sa lutte pour modifier des lois en vigueur, pour mobiliser des fonds et des êtres, pour tenir encore face à la déferlante des victimes.

Le 18 avril 2015, le Barcone, en provenance de Libye, coulait avec un millier de passagers. Extraire, avec le concours de la marine italienne, de la Croix Rouge, des pompiers et des soldats ce navire des flots, le ramener à terre pour ensuite en extirper des corps emmêlés, déchiquetés, dévorés, putréfiés, fut une épopée de chair et d’os. Cristina raconte cela sans emphase, loin de tout emballement idéologique, évitant toute posture morale. Elle ne milite pas plus pour l’ouverture des frontières qu’elle n’en réclame la fermeture. Cela relève de la politique. Elle, s’en tient à ses ciseaux, à ses registres. En professionnelle, elle écope avant que tout ne sombre et se noie. Ses combats sont simples : convaincre l’Europe de prendre à bras-le-corps ces corps abandonnés. Jonglant avec des petits contrats de recherche, elle fait ce qu’elle peut mais, en cumulant bourses universitaires et aides diverses saupoudrées par des fondations privées, ses fonds culminent à 25 000 euros. Une plaisanterie quand on sait le prix d’un joueur de football ! Il n’empêche, elle y croit. Car Cristina sait qu’à défaut d’obtenir le certificat de décès qui attestera de la mort de telle ou telle victime, certains enfants laissés en arrière dans des camps de transit, par exemple, ne pourront jamais en sortir, ne pourront jamais être adoptés par un parent du défunt. Quand un petit papier peut changer toute une existence, il convient de le prendre au sérieux, il importe de se battre pour l’obtenir. Mais pour cela il faut d’abord identifier les morts. C’est son boulot. On pourrait raconter son quotidien au plus près, dans la répétition nauséeuse des gestes mécaniques. La trousse à outils, la scie circulaire Stryker, les scalpels, les éprouvettes, les récipients, les fiches, les ordinateurs, la température de 16° maintenue dans les tentes- laboratoires, qui occasionne maux de tête et torticolis, les gants, les masques, la succession des tâches: tirer un sac du camion, le jeter sur une table, l’ouvrir, en sortir un corps, le poser, le sectionner, prendre des notes… Noblesse et piété du geste, grandeur sérielle de la sueur perlant des fronts, de la main qui tremble mais tranche. Il faudrait dire aussi les sacs où s’entassent des débris de victimes emmêlées, bras, torses, dents, os, cheveux… les « mix » comme les appellent ces professionnels. Cela ne dirait rien encore. Il faudrait y ajouter les moments de détente de ceux qui se baptisent eux-mêmes des « coupeurs de corps »: les cafés, les douceurs siciliennes échangées, cornetti, cannoli, arancini… les parenthèses de repos, celles de doute et d’épuisements, les joies peut-être d’avoir recollé les morceaux d’une vie torpillée, une cicatrice ici, une photographie là, d’avoir réussi à rabouter le pm et l’am, le post-morten et l’ante-mortem, le défunt et tous les renseignements difficilement gagnés sur sa vie passée. Encore faudrait-il, pour prendre pleine conscience de ce labeur où le macabre flirte avec l’altruisme le plus sublime, répéter cela jour après jour, naufrage après naufrage, noyade après noyade. S’il est entendu que six millions de morts c’est un plus un plus un plus un… alors il faudra dire et redire cela mille fois pour les mille morts du Carbone. Et 39 000 autres fois pour tous leurs frères et sœurs. Un tsunami.

Comment résiste-t-on à cela ? Comment contenir l’émotion qui vous saisit devant les restes de ces malheureux : t-shirts, téléphones portables, chaînettes, bracelets, sacs à dos, baskets qui pourraient être les nôtres ? Comment fait-on face à une déferlante : 56 catastrophes en quelques jours en 2016 ? Par l’acharnement de la quête ? Par le désir de vouloir, en dépit de tout, lutter contre le désintérêt qui fait de ces morts indistincts des morts négligeables, des défunts de deuxième catégorie, juste bons à être enterrés en vrac ? Par obstination, pour éviter à des familles entières l’abominable torture de l’attente. « Par les élans de solidarité de nos équipes, répond Cristina, grâce à la vivacité des jeunes bénévoles qui nous aident ».

Fille d’un ingénieur et d’une mère au foyer, phobique de l’avion, Cristina a commencé par étudier la biologie puis l’anthropologie avant de devenir médecin. Passionnée d’archéologie, elle voulait s’adonner à la reconstitution du passé. Elle a fini par réunir toutes les facettes de ses savoirs en enfilant la blouse et les gants de la médecine légale. « Je sais, dit-elle, que nous sommes des énigmes pour le commun des mortels. Nous en dégoûtons plus d’un mais nous excitons aussi la curiosité de la plupart des gens. Tous veulent savoir si notre univers est bien celui qu’ils contemplent dans les séries télévisées. Loin d’être des héros, nous sommes des artisans pragmatiques, souvent très fatigués. Ce que nous voulons c’est fournir à la justice des preuves irréfutables dans les cas d’assassinats et de viols, et dans le cas de ces migrants, retrouver un nom pour en tirer un simple document officiel. Celui qui soulagera les vivants ».

Au début des années 80, j’avais découvert dans l’appartement des photographes Letizia Battaglia et Franco Zecchin des boîtes à chaussures pleines à craquer de photographies des victimes de la mafia. Des centaines d’images qu’on ne publie jamais tant leur degré d’horreur révulse. J’avais alors décidé de consacrer un livre à ces deux acteurs de la révolte antimafia. Ce fut La Vie Blindée (éditions du Seuil, 1992). J’avais été stupéfait du fossé qui s’ouvrait entre une Italie belle, insouciante, somptueuse dans sa dolce vita et la réalité de ces combattants de la démocratie englués dans des règlements de compte sordides, des meurtres atroces. D’un côté un pays à l’azur enchanteur, de l’autre une nation d’une noirceur insondable. J’y avais perçu comme un écho de la France occupée. À l’époque, tandis que pour certains la vie continuait, pour d’autres le monde se réduisait à un faux plafond, un placard, une cave. Le quotidien de ces médecins légistes est du même ordre. Eux aussi ont choisi, depuis leur laboratoire de Sicile, la face obscure du monde. Mais de leur croisade de fourmis, ils extraient des pépites, transmuant en mémoire la boue des charniers.

Il y a quelques mois j’ai pénétré, presque par désœuvrement, dans la cour du Mémorial de la Shoah. Je savais mes grands-parents inscrits sur le Mur des Noms et je me préparais à leur rendre en quelque sorte un hommage en passant. Je cherchais mon grand-père maternel, Avrum Strulovici, et le découvrais au bas d’un des panneaux de l’année 1942, mal au point. Les pluies, la pollution, le temps avait meurtri les lettres jusqu’à les rendre transparentes. Avec un nom presque illisible, il s’effaçait de nouveau. Je ressentis là comme une insupportable injustice. Une de trop. Qu’un être soit sans sépulture suffisait. Ce n’était pas la peine d’ajouter à cette blessure béante l’insulte d’un abrasement. Je pris contact avec le Mémorial et j’appris qu’une action de réhabilitation du Mur était programmée. Quelques semaines plus tard, je découvrais dans les colonnes de L’Arche un appel aux dons. Nous étions sauvés, si l’on peut dire.

Goutte d’eau ici, goutte d’eau là-bas, sauve qui peut en somme dans un océan de détresses. Que nous soyons, nous Juifs, bouleversés par l’action exemplaire de Cristina Cattaneo et de ses équipes, chacun le comprendra. Juste est son combat, comme elle est Juste elle-même.•

Philippe Trétiack