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France

Boris Cyrulnik : “Nous découvrons à quel point l’autre est essentiel”

À quoi ressemblera la société post-épidémie ? L’organisation sociale va-t-elle être bouleversée ? Le monde de demain sera-t-il plus « spirituel » ? Le neuropsychiatre Boris Cyrulnik nous répond.

L’Arche : La société de demain, après cette pandémie, sera-t-elle la même que celle d’aujourd’hui ?

Boris Cyrulnik : Forcément non. Après chaque bouleversement, quand il y a eu une coupure, que ce soit une coupure de guerre, une catastrophe humaine, climatique, virale ou bacillaire ; à chaque fois, nous sommes contraints au changement culturel. C’est déjà arrivé souvent dans l’histoire humaine et à chaque fois, il y a eu un changement parce que s’il n’intervient pas, si nous remettons en place les processus qui nous ont conduits à la catastrophe eh bien, nous en préparons une nouvelle. Donc, nous sommes fortement invités au changement.

Pour la première fois, il y a eu une mondialisation du confinement, du jamais vu encore dans l’histoire de l’humanité. Est-ce que ce repli mondial nous a montré la fragilité de notre espèce ?

Oui, et aussi la fragilité de notre organisation sociale, mais surtout, cela nous a montré à quel point la modernité est un facteur de vulnérabilité. Qu’est-ce qui a fait que nous sommes arrivés à cette catastrophe virale ? Simple : l’excès de consommation et l’excès de mobilité. L’excès de consommation parce que nous avons conçu des élevages beaucoup trop importants qui ont modifié l’effet de serre. Nous avons par ailleurs généré des lieux où les excréments des mammifères se mélangeaient à ceux des oiseaux créant ainsi des milieux favorables à la naissance de virus. L’excès de mobilité a transporté cela par des avions à travers le monde entier parce que nous avons voulu transporter des quartiers de viandes à travers la planète entière ou acheter les fruits d’Amérique du Sud. Aujourd’hui, les zones géographiques où il y a le plus de virus sont celles de riches consommateurs ; celles également où sont situés de nombreux aéroports. Le constat est clair : ou bien nous continuons à vivre de cette manière, remettant en place le processus qui a conduit à la catastrophe que nous venons de vivre, ou bien nous changeons de culture. Quand le virus sera mort, parce qu’il finit toujours par mourir, je fais le pari qu’on va voir s’affronter deux tendances : ceux qui vont vouloir relancer l’économie comme avant et ceux qui vont s’y opposer et exiger un changement de culture et d’organisation sociale.

Nous avons été confrontés à la mort différemment qu’à l’habitude avec cette affreuse culpabilité d’avoir laissé partir nos aînés sans pourvoir les accompagner, dans une immense solitude. Nous nous sommes retrouvés dans l’impossibilité du deuil. Comment allons-nous panser cette douloureuse blessure ?

C’est effectivement une grande blessure qui risque de durer un certain temps. Depuis Néandertal, on ne laisse pas pourrir par terre le corps de ceux qu’on aime. Depuis Néandertal, on a inventé des sépultures pour rendre aux morts leurs dignité et pour gagner notre propre dignité. Or là, nous avons été obligés, à cause de ce virus, de laisser mourir seuls certains de nos proches. Mourir seuls. Ceux qui sont partis ont dû se sentir abandonnés, très malheureux. Les « survivants », les enfants, la famille, les proches qui les auront laissés à leur solitude sont honteux. Lorsqu’on est culpabilisé parce qu’on n’a pas pu faire un rituel du deuil, cette culpabilité névrotique se manifeste par des comportements incessants répétés d’autopunition. C’est ce qui va probablement se passer parce qu’il n’y a pas une seule culture sans rituel du deuil. Chacune invente le sien, ainsi celui des juifs est très différent de celui des catholiques mais les uns comme les autres ont un rituel de deuil. Je crois que face à cette situation, il faut inventer en urgence de nouveaux rituels du deuil : constituer un album de photos pour parler du défunt, faire une prière si on est croyant, écrire aussi, une lettre, un texte où il est question de tout cela ; se réunir par Skype pourquoi pas, si on est loin les uns des autres, mais il ne faut pas rester dans le silence.

Notre société matérialiste a eu tendance ces dernières années à négliger la « spiritualité ». Est-ce que cette crise peut marquer un retour à la foi, dans son acception la plus large.

Quand il y a une situation d’épreuve comme nous venons de la vivre, nous constatons deux réactions de défense: la première est l’activation de l’attachement. Nous avons fondamentalement besoin les uns des autres, or notre culture occidentale matérialiste nous l’a fait oublier. Nous avons beaucoup trop favorisé les réussites individuelles et vu se développer de plus en plus de solitude : des hommes, mais aussi des femmes seules avec des enfants en grande difficulté psychologique et matérielle. Réalisant aujourd’hui ce besoin de l’autre, peut-être allons-nous assister à une réactivation des foyers. La spiritualité fait partie des caractéristiques de l’être humain. Elle peut être sacrée, il s’agit alors de la spiritualité religieuse, mais également intellectuelle, portée par la transcendance des arts, de la culture. Après chaque catastrophe nous constatons un rebond des spiritualités. Cet élan peut être bénéfique ou parfois dangereux. J’ai vu en Colombie après des massacres provoqués par le FARC des comportements autopunitifs. En Haïti, après le tremblement de terre: 250000 morts en 1 minute, des processions remerciaient Dieu: « tu nous as fait comprendre qu’on ne croyait pas assez en toi ». Je crois donc à un rebond de spiritualité sacrée ou laïque avec tou- jours ce risque de voir se développer le fanatisme qui n’en avait pas besoin jusqu’à maintenant.

La solidarité, l’altruisme, la philanthropie étaient jusqu’à ce jour des valeurs un peu en perte de vitesse. Peuvent-elles s’imposer dans une nouvelle hiérarchisation de nos valeurs sociales et morales ?

Oui, parce qu’elles sont fondamentales. L’attachement aussi, c’était ringard et les couples se séparaient pour un rien. Parfois c’était légitime mais souvent la crise aurait pu être surmontée. L’individualisme était tel qu’on n’hésitait pas à casser un lien pour continuer son aventure personnelle. Or, maintenant, nous redécouvrons à quel point l’autre est essentiel. Je ne peux devenir moi-même que s’il y a un autre pour me sécuriser et me dynamiser. Je crois que nous allons voir réapparaitre la fonction des familles, des foyers et des couples et assister à la renaissance d’une hiérarchie des valeurs morales. La question est simple : est ce que cet individualisme vaut la peine ? Regardez dans les pays asiatiques où on a développé scandaleusement les performances scolaires des enfants. À quoi cela a conduit? Trop souvent au suicide des filles et au décrochage des garçons. Est-ce que ça vaut la peine de favoriser la réussite de quelques individus pour un prix si coûteux ? Cela mérite qu’on y réfléchisse sérieusement.