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Littérature

Jean-Claude Zylberstein : passionnément…

Jean-Claude Zylberstein n’est pas l’homme d’une seule passion : avocat, éditeur journaliste, il est aussi un collectionneur insatiable, de livres, de disques, de catalogues… Depuis des années, la mention « collection dirigée par Jean-Claude Zylberstein » est un gage de qualité. En 2018, il a écrit ses mémoires, Souvenirs d’un chasseur de trésors littéraires. Pour L’Arche, il évoque ses souvenirs mais surtout ce métier d’éditeur qu’il n’abandonnera jamais.

L’Arche : Un entretien avec vous, Jean-Claude Zylberstein, c’est toujours compliqué, car vous êtes avocat, éditeur, journaliste. On pourrait faire un entretien sur chacun de vos métiers. Et puis vous avez finalement publié vos mémoires Souvenirs d’un chasseur de trésors littéraires (ed. Allary 2018). Vous parlez beaucoup de votre travail, mais aussi de votre enfance…

Jean-Claude Zylberstein : Oui, je réalise plus que jamais, à mon âge, 81 ans, et après avoir écrit ce livre, ce qu’a été cette expérience d’enfant caché pendant la Seconde Guerre mondiale. Parfois je me demande si j’ai bien fait de l’écrire, parce que je revois le film de ma vie, désormais, de manière un peu obsessionnelle. Et comme j’ai l’esprit critique, à chaque étape je cherche à savoir si j’ai, ou non, fait ce qu’il fallait.

Dans le livre vous insistez beaucoup sur le comportement exemplaire de la famille qui vous a recueilli.

Oui je fais tout pour que cette famille soit parmi les Justes. Le dossier est en cours. Mais c’est maintenant que je mesure vraiment le tragique de la situation. Je réalise que je suis un survivant. J’étais dans une famille qui avait un hôtel-restaurant, à Brunoy, à 24 kilomètres de Paris, où il y a, paraît-il, maintenant une yeshiva. Les deux fils, 18 et 20 ans, étaient comme des grands-frères pour moi. Quand j’y suis arrivé, j’avais 3 ans. Au début, je n’avais aucune nouvelle de mes parents. Mon père a été interné treize mois à Drancy. Mais au bout d’un an et demi, mes parents sont venus se réfugier dans la maison face à l’hôtel-restaurant. Mais je savais que je ne devais pas parler d’eux. La nuit je pouvais aller les voir. Il y avait là mes parents, le frère de ma mère, et la mère de mon père. Tout s’est bien passé, mais on a eu un moment d’émotion car le propriétaire de la maison a voulu la vendre, et la femme qui cachait mes parents était locataire et ne pouvait pas acheter. Je ne sais comment mes parents ont fait, mais un de leurs amis a acheté la maison pour eux et la leur a rendue après la guerre. Et on l’a gardée jusqu’à la mort de mon père. À la fin de la guerre, nous sommes revenus à Paris. Les voisins du dessous, les Grossman, on ne les a jamais revus. Depuis que j’ai écrit le livre, je suis hanté par ces 11 000 enfants juifs qui ont disparu.

Avant, vous n’y pensiez pas ?

Pas vraiment. J’avançais, j’avais les dossiers de mon cabinet d’avocat. Puis il y avait mon intérêt pour la musique, je suis très collectionneur — et quand on cherche, on ne pense à rien d’autre. Enfin mon travail d’édition. Je ne me retournais pas sur mon passé. À l’école, j’avais été traité de sale petit youpin, donc je savais ce qu’était être juif et confronté à l’antisémitisme, mais je ne pensais plus à la période de l’Occupation. Pourtant, de nouveau, en 1970, j’ai eu des ennuis aux Presses de la Cité, avec le PDG de l’époque, Sven Nielsen. J’avais publié un polar archéologique, dans lequel il y avait beaucoup de morts palestiniens, et il a consi- déré que ça faisait de moi un « agent du sionisme international ».

Il a demandé la liste de tous les auteurs que j’avais publiés dans la collection d’alors, « Un mystère ». N’ayant rien trouvé de sus- pect à ses yeux, il avait demandé la liste des traducteurs, et sur les vingt, il y avait un seul juif, mais Nielsen avait pointé le doigt sur son nom, en disant « j’avais raison ». Cet épisode m’a donné envie d’avoir un métier indépendant. Donc ça, plus la découverte du droit d’auteur, m’ont fait retourner à la fac de droit à 32 ans. J’ai prêté serment à 35 ans.

Mais qui vous a donné le goût de la littérature et le désir de faire partager vos découvertes ?

Dans la famille où je vivais caché, on faisait de la musique, et il y avait des disques, on s’intéressait à la peinture, et il y avait aussi beaucoup de livres. Donc c’était d’emblée un environnement très favorable. Et puis ensuite, il y a eu mes parents. Et, adulte, des rencontres qui m’ont mené de plus en plus vers la littérature.

La rencontre avec Jean Paulhan ?

Oui, grâce à une série de hasards je suis allé le voir sur les conseils de Jacques Brenner. Je raconte la scène dans mes sou- venirs, et c’est vraiment l’Iroquois arrivant à la NRF. Finalement, je me suis retrouvé chez Tchou, la maison d’édition qui faisait les œuvres complètes de Paulhan. Et là, il y avait une fille qui était la meilleure amie de Marie-Christine, laquelle est devenue la femme de ma vie. Je voulais bien sûr qu’elle me la présente, et à chaque fois elle me répondait : « un affreux dragueur comme toi, sûrement pas ».

Dans votre livre vous parlez beaucoup de Marie-Christine, de son goût de la discrétion. Vous avez publié ces Mémoires après sa mort. Tant qu’elle était vivante vous avez refusé de le faire. À cause d’elle ?

Oui, Marie Christine était d’une pudeur extrême et n’aurait pas souhaité que je m’exprime publiquement sur notre relation et
surtout nos amours. Elle était d’accord pour les pages où j’avais raconté mon enfance afin que nos fils la connaissent. Nous n’en avions que très rarement parlé; (de même je réalise que mon père n’a pratiquement jamais évoqué ses treize mois à Drancy: pourtant d’après ce que j’ai lu récemment les conditions de vie furent difficiles). Quand Nicole Lattès, à l’été 2017, m’a suggéré de ne pas en rester aux deux premiers chapitres, c’est alors seulement que j’ai eu envie de raconter la suite sous l’angle de ce que ma rencontre avec Marie-Christine m’avait apporté.

Depuis que j’ai écrit le livre, le film de ma vie repasse dans mes pensées et je suis bien conscient que la “réalisatrice” de ce film, ça a été Marie-Christine. Des amis me disent généreusement “de toute façon tu aurais fini par réussir” (sans elle). Je ne le crois pas. Je sais à quel point j’étais mal barré, obnubilé par la littérature, le jazz et les femmes. Je lui ai dit plus tard : sans toi que serais-je devenu, sous-entendu rien de bien. Mais elle avait cette incroyable qualité : elle donnait envie de bien faire. Je n’ai pas voulu qu’elle puisse regretter d’avoir décidé — elle — de faire sa vie avec moi. Il me fallait une motivation, ce fut elle. J’espère qu’elle n’a pas regretté un choix que je qualifie de téméraire. Elle était menue, jolie, pleine d’humour mais ce fut une “grande dame” ses amies me le disent et me rassurent: “indépendante comme elle était, elle t’aurait quitté si tu ne lui avais pas convenu”. On nous a toujours trouvés “très bien assortis”. Elle adorait son père, le professeur Bernard Halpern, et nous nous accordons mes fils et moi pour dire qu’elle avait beaucoup hérité de lui. Ce grand médecin et chercheur qui fut le titulaire de la chaire de Médecine au Collège de France a eu une destinée assez exceptionnelle.

Né dans une misérable bourgade d’Ukraine, il vint à Paris pour faire sa médecine et pour gagner sa vie. Il frottait les parquets à la Samaritaine trois fois par semaine à cinq heures du matin. Ses premiers travaux sur les antihistaminiques de synthèse (médi- caments anti-allergiques) l’ont fait rechercher par les Allemands pendant la guerre et il put de justesse s’échapper en Suisse. Après la guerre, remarqué par Louis Pasteur Vallery-Radot, il a fait un parcours inouï. Lui aussi, tout d’humilité et de bonté, travailleur acharné, m’a été sans que je m’en rende compte dans l’instant, un exemple. Je suis conscient de ce que je dois à ces deux êtres hors du commun que le hasard a bien voulu mettre sur ma route. Je suis très reconnaissant à Nicole Lattès de m’avoir convaincu d’écrire mon autobiographie : ma reconnaissance n’est pas gravée dans le marbre mais elle restera inscrite dans les pages de mon livre et dans les bibliothèques qui le conserveront. J’aime le mot d’Umberto Eco : “Si Dieu existait ce serait une bibliothèque.”

Une autre de vos activités, pendant longtemps, a été la critique de jazz. Avez-vous commencé en même temps que l’édition ?

Non c’était avant, dès 1960 à Jazz Hot. Boris Vian, qui venait de mourir, en 1959, collabo- rait à Jazz Hot. Il faisait une sorte de revue de presse des journaux américains et anglais. C’était une Bible pour moi. J’ai écrit à la rédaction pour déplorer la fin de cette rubrique. Alors on me l’a confiée. J’ai été rapidement débauché par Jazz Magazine. Comme j’étais le seul à bien parler l’anglais, j’ai été chargé, en novembre 1961, d’escor- ter John Coltrane et Dizzy Gillespie, en tournée en France. Et j’ai écrit quelque chose que j’ai retrouvé cinquante ans plus tard dans une anthologie d’interviews de John Coltrane. Ensuite j’ai écrit sur le jazz dans Le Nouvel Observateur, jusqu’en 1986. Après j’ai fait quelques papiers sur le jazz dans Globe.

Les critiques de jazz c’est fini, mais la publication de livres continue…

Donc, comme je l’ai dit, ça a commencé aux Presses de la Cité, fin 1968. Parce que, outre le jazz, je faisais une chronique de polars au Nouvel Observateur. Puis j’ai eu ces ennuis avec Nielsen. J’ai quitté les Presses en me disant que j’allais arrêter l’édition et simplement continuer à faire du journalisme. Toutefois, à l’automne 1970, lors d’un dîner, j’ai rencontré un homme qui travaillait au Livre de Poche avec Bernard de Fallois. C’était avant la rupture entre Gallimard et Hachette pour le Poche, et une collection « Poche Noire » publiait les « série noire » de Gallimard. Et c’est comme ça que je suis devenu le conseiller de Bernard de Fallois au Livre de Poche. Presqu’exclusivement pour les polars. J’ai fait rééditer par exemple Mickey Spillane — le créateur de Mike Hammer, un vrai bonheur. Et c’était une grande chance de travailler avec Fallois, un homme si charismatique. Je me disais que s’il avait été avocat, il aurait enfoncé tout le monde. Parallèlement, j’ai terminé mon droit et j’ai travaillé avec Georges Kiejman. Le métier d’avocat était fait pour moi, parce que je suis maladivement indépendant.

Mais le métier d’éditeur aussi était fait pour vous. Pour beaucoup de lecteurs le label « publié sous la direction de Jean-Claude Zylberstein » est un gage de qualité.

Jusqu’en 1975 je travaille pour Hachette. Mais Bernard de Fallois quitte Hachette pour Les Presses de la Cité, je pensais donc que c’en était fini pour moi. Mais Nielsen ayant dit qu’il y avait eu seulement un malentendu entre nous, je suis entré au comité de lecture de Julliard et je me suis occupé jusqu’en 1980 de littérature étrangère. J’ai notamment fait publier Joan Didion, des livres de Primo Levi qui n’avaient jamais été traduits. J’ai fait retraduire Si c’est un homme, publié en français à la fin des années 1940 et dont Primo Levi avait obtenu qu’il soit pilonné tant la traduction était mauvaise. En 1980, le collectionneur que je suis a constaté, en consultant le catalogue du Livre de Poche, que pas mal d’auteurs, comme les grands raconteurs d’histoires anglo-saxons, avaient disparu : Forster, Rosamond Lehmann, certains titres de Graham Greene. Je voulais les republier. Fallois trouvait mon projet un peu « élitiste », donc j’ai pensé à aller chez Christian Bourgois, dont la maison faisait partie du groupe des Presses et qui s’occupait aussi des poches 10/18. J’ai créé « Domaine étranger », puis trois ans plus tard « Grands détectives ». Je suis resté chez 10/18 jusqu’en 2010. Mais quand je leur ai proposé une collection d’histoire, ça ne les a pas intéressés. Je suis donc allé chez Taillandier en 2007, tout en restant à 10/18 et j’ai créé la collection « Texto ». J’ai quitté Tallandier en 2018. Mais dès 2009 j’avais créé aux Belles Lettres « Le goût des idées ». J’y ai désormais deux autres collections, « Domaine étranger » et « Le goût de l’histoire ».

Quel est le dernier livre publié ?

La Révolte de Madame de Merteuil, des textes de Dominique Aury, dans « Le goût des idées ».

À LIRE : De Jean-Claude Zylberstein, Souvenirs d’un chasseur de trésors littéraires, Allary Éditions, 2018. De Dominique Aury, La Révolte de Madame de Merteuil et autres chroniques, Coll. “Le goût des idées”, Les belles Lettres, 2020.