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France

L’entretien d’Isaac Getz

Chercheur et essayiste, Isaac Getz s’intéresse depuis longtemps à la question de la liberté au travail. Il est l’auteur, avec Brian M. Carney, d’un best-seller dans ce domaine, Liberté & Cie. En 2019, il a publié, avec Laurent Marbacher, L’Entreprise altruiste. S’enrichir en donnant tout, désormais en poche dans une édition augmentée. En principe, entreprise et altruiste sont des mots qui ne vont pas ensemble…

 Propos recueillis par Josyane Savigneau

 Votre livre est une enquête sur le terrain, avec des exemples d’entreprises que vous qualifiez d’altruistes. Qu’est-ce qu’une entreprise altruiste ?

C’est un oxymore. On a longtemps hésité sur le qualificatif. On a pensé à « bienveillante », « amicale ». On a préféré altruiste, fondé sur « alter », « autre ». Une entreprise altruiste se met au service de l’autre, à travers les activités de son cœur de métier, et le fait de façon inconditionnelle. L’autre, c’est le membre de son écosystème : le client, le fournisseur, la communauté locale. Et j’insiste sur ce terme « cœur de métier ». C’est ce qui les différencie de la philanthropie.

 Vous précisez qu’on pourrait croire, en examinant ces entreprises, qu’elles font « acte de charité ». Selon vous, elles ne font ni charité ni philanthropie, « car elles prennent soin des seuls membres de leur écosystème, plutôt que d’adhérer à des causes extérieures à ce dernier. » Mais les nouvelles formes de philanthropie – un exemple récent, l’Escalator créé par Maurice Lévy – n’ont plus rien à voir avec la charité.

Il ne s’agit pas de récuser la philanthropie. Beaucoup de projets très importants n’auraient pas vu le jour sans de gros donateurs philanthropes et sans des fondations. Toutefois, nous considérons –  mon coauteur Laurent Marbacher et moi –  que l’entreprise, en modifiant son mode de fonctionnement et singulièrement les activités de son cœur de métier, aura un impact plus important, parce qu’elle agit à travers ce qu’elle sait faire le mieux. Prenons l’exemple du laboratoire pharmaceutique que nous examinons dans le livre. Passer de « on existe pour développer et vendre des médicaments » à « on existe pour soulager la souffrance des patients et de leurs famille » peut sembler une banalité. Mais ça exige de transformer radicalement les activités de son cœur de métier. Plutôt que maximiser la valeur économique, le R&D, la fabrication, les ventes se transforment pour maximiser la valeur sociale. La philanthropie d’une fondation d’entreprise n’implique pas une transformation du fonctionnement de l’entreprise. Mais pour pouvoir servir l’autre sans condition il faut transformer l’entreprise en profondeur.

Ce que nous disons dans ce livre, c’est que les entreprises possèdent une compétence, un savoir-faire, qui les distinguent de tous les autres acteurs, ONG, États, citoyens. Et que si l’entreprise se met à améliorer le monde – pour utiliser le terme du judaïsme, Tikkun Olam –, son impact sera supérieur de tous ces autres acteurs car elle agit à travers les activités dans lesquelles elle a le plus grand savoir-faire.

Et vous êtes allés vérifier sur le terrain, vous prenez de nombreux exemples, une laiterie, un hôpital, une banque…

Prenons la laiterie. Elle travaille avec des éleveurs, des chaînes de distribution. Est-ce qu’on peut transformer les processus d’entreprise habituels pour que les éleveurs aient une vie meilleure, plus digne, et que les consommateurs profitent de meilleurs produits à des prix raisonnables ? Autrement dit, orienter ces processus vers la finalité sociale plutôt que vers le strict profit.

Si on résume, l’altruisme en entreprise c’est « prendre soin de l’autre sans que cela soit conditionné par la recherche du profit ».  Attention : ces entreprises ne sont pas contre le profit, elles en ont besoin pour leur pérennité, mais elles ne le visent pas, simplement en jouissent – comme une conséquence.

Je tiens à la phrase de Levinas dans Difficile liberté, qui figure en tête d’un de nos chapitres : « par le visage, l’être n’est pas seulement enfermé dans sa forme et offert à la main… Le visage est un mode irréductible selon lequel l’être peut se présenter dans son identité. Les choses, c’est ce qui ne se présente jamais personnellement et, en fin de compte, n’a pas d’identité. À la chose s’applique la violence. »

Les fondateurs de Chateauform’, qui figure dans le livre, disent : « Le client fait l’honneur ou l’amitié de pousser la porte. » Cette entreprise ne va pas donc pas l’objectiver dans la recherche du profit. On va d’abord le considérer comme un être humain, l’accueillir, puis se mettre entièrement à son service. Comme le dit Daniel Abittan, plutôt que faire des transactions, ils créent des relations, de la richesse humaine – dont la conséquence est la richesse économique. C’est un pari – quand l’entreprise classique ne fonctionne que sur la base d’un modèle économique –, mais nous l’avons trouvé dans quelques dizaines d’entreprises. Et il est gagnant.

Mais d’autres entreprises font des efforts dans le domaine social.

Oui, elles veulent en même temps poursuivre le profit et la valeur sociale. C’est très louable mais ça ne marche pas, les études le montrent, car les entreprises sont  « câblées » pour le profit. Alors leur réflexe est le profit d’abord, le social ensuite, si l’année est bonne et, sinon, le social attendra.

Dans l’entreprise altruiste, il est la finalité première. Cela semble un paradoxe : une entreprise capitaliste visant le social.

Vous jonglez avec les paradoxes : « s’enrichir en donnant tout », « donner sans condition ».

Mais nous montrons, avec des exemples, que le paradoxe n’est qu’apparent, que la richesse économique est la conséquence du fait de prendre soin inconditionnel de l’autre. Et puis le mot s’enrichir entend aussi s’enrichir humainement.

L’entreprise altruiste, c’est d’abord une philosophie, pas un modèle.

Absolument. Il s’agit avant tout de quelques principes, de convictions qui guident l’entreprise.  Disons que c’est bien un acte de courage de construire une entreprise sur des convictions et pas sur un modèle économique. Nous avons vu que beaucoup des dirigeants sont inspirés par des philosophes, des religions, des traditions spirituelles.

La question est : comment se met-on au service de ses interlocuteurs économiques, au sens philosophique du mot, de l’échange – j’en reviens à Levinas et au visage ? Comment construit-on une telle relation authentique et non pas une transaction ?  Adam Smith, dans La Richesse des nations, dit qu’il aurait été souhaitable que les relations entre les entreprises et leurs interlocuteurs soient conduites « de manière amicale », mais que ce n’était pas réaliste. Pourtant nous avons trouvé, avec les entreprises altruistes, que c’est tout à fait possible.

L’entreprise altruiste ne serait pas une utopie, mais l’avenir ?

Je ne suis pas un prophète (et on sait ce qui leur arrive), mais, dans ce livre, nous avons identifié plusieurs dizaines d’entreprises, de tous types, pour montrer qu’une voie autre est possible. Différente de celle de l’École de Chicago : on maximise la valeur économique, et une deuxième, très actuelle, qui poursuit « en même temps » les profits et le social. Cette voie est paradoxale, qui ne poursuit que la valeur sociale et qui génère le profit – comme une conséquence.

À Lire :

L’Entreprise altruiste. S’enrichir en donnant tout, d’Isaac Getz et Laurent Marbacher. Nouvelle édition augmentée. Flammarion, « la clé des champs », 400 p., 12 €

 

 

 

 

 

 

Liberté & Cie, d’Isaac Getz et Brian M. Carney. Flammarion « la clé des champs », 2016