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Anne Muxel

Le monde change sous nos yeux. Pour le pire (les guerres, les catastrophes climatiques, les pandémies), mais aussi pour le meilleur. La philanthropie du XIXe siècle a laissé la place au souci de l’autre, à la volonté de lui porter secours mais aussi de lui témoigner considération et respect. Ce sont ces engagements que la Fondation du judaïsme a pour mission d’accompagner. Ce sont leurs acteurs dont elle veut faire entendre la voix. Car c’est pour elle le message le plus important à transmettre aux jeunes générations : l’idée qu’ils ont un futur qui sera meilleur que notre présent.

Comment la pandémie a bouleversé nos comportements?

 Depuis sa « chambre » et en plein confinement, la sociologue Anne Muxel a observé la manière dont la pandémie a modifié nos habitudes, aussi bien collectives qu’individuelles, et la manière dont la relation à l’autre est demeurée au cœur de nos existences. Elle constate également que le thème de la solidarité est sorti renforcé de cette épreuve.

 Propos recueillis par Perrine Simon-Nahum

Directrice de recherches au CNRS, professeur attaché au département de philosophie de l’ENS.

 L’Arche : Vous montrez que la pandémie a profondément modifié, à travers la distanciation sociale, notre manière de faire société. Quelle représentation avons-nous de l’Autre aujourd’hui ?

Anne Muxel : Le slogan utilisé par les autorités politiques et sanitaires au début de la pandémie est venu bousculer profondément la façon dont nous vivions jusque-là nos relations au quotidien avec les autres, notamment avec nos proches. Rappelons-nous cette phrase, annonce du gouvernement, qui circulait comme une antienne sur les ondes radio ou à la télévision : « Si vous aimez vos proches, ne vous approchez pas trop ». Cette injonction paradoxale nous a obligés à réviser nos façons d’être, d’aimer, de se rencontrer, ce qui ne fut pas toujours facile. L’Autre est devenu sujet de menace, et en retour chacun d’entre nous se retrouvait dans la situation d’être un danger pour les autres. L’obligation de distanciation physique à laquelle nous n’étions pas préparés s’est accompagnée d’une généralisation de la méfiance. Le rebond de la pandémie auquel nous assistons en Europe, et les restrictions, un temps relâchées, qui s’imposent à nouveau, laissent penser que le retour à une altérité libre et confiante n’est pas pour bientôt. Nous devons nous préparer à ce que bien des habitudes de distanciation, ne serait-ce qu’avec la généralisation du masque, deviennent le cadre normal de nos relations sociales, familiales et amicales.

Vous parlez d’une nouvelle grammaire des comportements et vous dites que tout n’a pas été négatif dans cette pandémie.

L’événement auquel nous avons été confrontés est loin d’être anodin. Nous avons dû nous adapter à des situations inédites remettant profondément en cause nos habitus et affectant tous les registres de notre vie quotidienne. Les confinements successifs, les couvre-feux, comme les gestes barrières, face au danger de la contagiosité de ce virus mortel, ont modifié, voire entamé, nos relations familiales, amoureuses, amicales, professionnelles ; ont changé notre perception de l’espace et du temps ; ont réintroduit la conscience de notre vulnérabilité ; ont restreint notre liberté de mouvement et de déplacement. Cela, nous n’y étions pas préparés. Mon livre raconte comment la pandémie a introduit une nouvelle grammaire de comportements, jusque dans nos vies intimes, jusque dans le rapport que nous pouvions entretenir à nous-mêmes, qui redéfinit les conditions de l’altérité, et plus profondément la perception du sens de nos vies, la réalité de notre finitude. Le constat n’est pas que négatif. Cette période a aussi été l’occasion de beaucoup d’inventivité et l’on pourrait même oser l’idée d’une résilience créative. Il nous a fallu trouver d’autres voies d’accès aux autres, d’autres vecteurs de communication, avec nos proches mais aussi dans toutes les interactions sociales au sein desquelles nous sommes immergés, pour surmonter les freins et les restrictions qui nous étaient imposés et qui persistent aujourd’hui. Les masques couvrent toujours nos visages et les embrassades suscitent désormais des réticences qu’elles ne connaissaient pas. Ces voies nouvelles ont pu, pour certains, renforcer les liens, raffermir le sentiment de leur importance, déboucher sur des prises de conscience, voire des changements de vie. Pour d’autres, elles ont entraîné des frustrations, des souffrances et même des traumatismes. Sans compter la peur et la vigilance omniprésentes qui se sont installées. Le livre résonne de toute la diversité des expériences et des ressentis suscités par la pandémie.

Le sentiment de vulnérabilité qui nous atteint va-t-il changer notre rapport au monde ?

La pandémie fut l’occasion d’une prise de conscience de notre fragilité par rapport à l’attaque d’un virus mortel et, au-delà de notre finitude. Nous avions eu tendance à l’oublier, dans nos sociétés occidentales d’où la mort est escamotée. Le décompte journalier et mortifère des personnes emportées par le virus, mais aussi la rupture anthropologique que représenta pour beaucoup de personnes l’impossibilité d’accompagner leurs proches dans la maladie et d’assurer les rituels nécessaires au travail de symbolisation que nécessite le passage du monde des vivants au monde des morts, ont été des expériences traumatisantes qui ne seront pas sans laisser des traces durables dans nos vies.

Cette pandémie a-t-elle modifié, sur le long terme, le regard que nous portons sur le politique au plan individuel et collectif ? La pandémie a-t-elle marqué un repli des individus sur eux-mêmes, une prise de distance avec la citoyenneté ?

Je ne pense pas que la pandémie ait été l’occasion d’un repli de la citoyenneté. Au contraire, elle a rappelé la nécessité d’une conscience civique et de la responsabilité des citoyens pour faire face collectivement aux attaques du virus. Elle a placé les individus dans la réalité de leur appartenance à un ensemble plus vaste que le seul cadre de leur vie personnelle, et les a obligés à se déporter au-delà du seul périmètre national en prenant conscience du péril encouru à l’échelle planétaire. Par ailleurs, de nouvelles solidarités ont pu se créer, dans les espaces de proximité mais aussi à une échelle plus large. La pandémie a également mis au jour plus fortement les inégalités sociales, économiques et géopolitiques flagrantes, dans leurs conséquences pour les populations. En outre, la question de l’environnement et des équilibres des écosystèmes de la planète a trouvé un écho particulier, donnant à cette épreuve une dimension supra-collective à laquelle les jeunes générations ne sont pas insensibles. L’écologie est aujourd’hui un vecteur de politisation et sans doute d’expression de la citoyenneté qui peut ramener les jeunes dans le champ politique.

Quelle mémoire restera-t-il de la pandémie ? Comment l’inscrire dans notre temps social ? Faut-il la commémorer ?

Il est difficile d’évaluer la mémoire d’un événement qui perdure, mais sans nul doute les traces de cette expérience à la fois inédite, traumatisante et désormais installée dans la durée, vont se fixer dans nos mémoires individuelles comme dans nos mémoires collectives. Les écrivains, les artistes mais aussi les chercheurs ou encore les philosophes ont pris acte de cet événement et de ses suites. La pandémie fait désormais partie non seulement de notre quotidien mais aussi du paysage culturel et intellectuel au travers duquel prennent forme nos représentations et nos imaginaires. La question de la commémoration ne s’est pas fait attendre dans le débat public. Des associations de personnes endeuillées réclament un devoir de mémoire. De nombreux pays ont déjà mis en place des dispositifs mémoriels. Des musées collectent des matériaux pour constituer les archives de notre vie quotidienne en temps de pandémie. Ainsi, le ressenti intime de la crise sanitaire que nous traversons, chacun à notre échelle individuelle, peut-il se prolonger dans le champ mémoriel d’une expérience partagée, et ce au niveau mondial et planétaire. C’est, sans nul doute, sinon une forme de réparation, en tout cas une voie de réassurance et de maîtrise de nos destinées, une façon d’inscrire la pandémie dans notre histoire.

Anne Muxel est Directrice de recherches en sociologie et en science politique au CNRS (CEVIPOF/Sciences-Po). Elle est spécialiste de l’étude des comportements politiques des jeunes.

À Lire :
L’Autre à distance – Quand une pandémie touche à l’intime, d’Anne Muxel, éd. Odile Jacob, 304 p., 22,90 €