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La lettre de mission du Grand-Rabbin Sirat

Par Dan Arbib

Philosophe. Enseignant à l’École normale supérieure

 

Le 10 février 2023, le Grand-Rabbin René-Samuel Sirat nous quittait. Avec lui, disparaît l’une des plus hautes figures du judaïsme français d’après-guerre. Installé depuis plusieurs années à Jérusalem, où il avait suivi ses enfants, il demeurait homme de ces deux pays, celui qu’il servit si ardemment, la France, et celui de la promesse, vers lequel toujours ses yeux furent tournés.

On ne comprendrait rien à l’œuvre formidable du Grand-Rabbin Sirat si on ne replongeait dans la France d’après-guerre, cette France meurtrie où ce qui fait l’âme juive devait être reconstruit par des âmes vives, neuves et vigilantes. Sans doute parce qu’il avait senti dans le Grand-Rabbin Sirat cette vocation de bâtisseur, le Grand-Rabbin Naouri, qui l’avait formé à Bône, l’envoya au séminaire d’Aix-les-Bains, tout jeune alors ; de là, le séminaire israélite, puis l’ordination. La suite, chacun la connaît : Clermont-Ferrand, Toulouse, Paris, etc., jusqu’à son élection au Grand-Rabbinat de France en 1980. Parallèlement à ce parcours rabbinique hors-norme, le Grand-Rabbin Sirat obtenait les galons d’hébraïsant qui firent sa notoriété si singulière et qui allaient le conduire à occuper la chaire d’hébreu à l’Inalco.

Double parcours – un parcours religieux, un parcours laïque – mais toujours marqué par une seule et même préoccupation, une seule et même exigence : l’éducation juive. René-Samuel Sirat avait, chevillée au corps, la conviction que le judaïsme ne tenait que par l’éducation : permettre à tous de nourrir un rapport direct aux textes de la tradition juive, non pas seulement à la philosophie juive – qui s’énonce souvent en d’autres langues que l’hébreu –, mais à l’histoire juive, à la littérature hébraïque, à la sociologie juive. En somme, faire de l’homme juif un expert de sa propre identité, car seul le savoir relie chacun à ses pères en une tradition ininterrompue et consciente d’elle-même : telle était à ses yeux la seule manière de rebâtir le judaïsme en France. Voilà pourquoi il fut un infatigable militant de l’école juive ; et pourquoi, inlassablement, il défendit la possibilité d’une diplomation en matières hébraïques – rappelons qu’il fut à l’initiative du Capes et de l’agrégation d’hébreu. Quiconque l’a approché sait combien cette vocation d’éducateur pénétrait et colorait l’intégralité de son tempérament : il était doux, mais sans mollesse ; affable, mais sans concession ; il avait la rigueur de la douceur vraie, l’austérité de la bienveillance quand elle n’est pas complaisance.

Avec l’éducation juive, le Grand-Rabbin Sirat eut toute sa vie l’obsession de la paix : c’est de paix que sur ses vieux jours il parlait le plus. Successeur d’Aaron, « aimant la paix et recherchant la paix », il savait que la paix n’est pas donnée, mais qu’il faut la faire, activement, patiemment, lentement ; qu’elle est à construire, non à constater, et que la plus grande vaillance ne consiste pas à bomber le torse mais à s’ouvrir au dialogue. En privé, il rappelait la nécessité pour chacun de commencer par son propre devoir, en s’interdisant la facilité de repousser sur autrui la responsabilité du mal : que chacun fasse son examen de conscience et commence à jouer sa partie selon les règles. Cette paix, c’est d’abord du côté des religions qu’il travaillait à l’établir ; car sans naïveté, il savait que ce sont elles qui le plus souvent trahissent leur message de paix en fomentant les haines.

Deux mille ans de persécutions anti-juives n’eurent pas raison de son entêtant désir de dialoguer avec les chrétiens : dialogue sans compromission, sans syncrétisme, mais dialogue sincère, plein d’un authentique respect pour les grandeurs spirituelles, où qu’elles se trouvent. Ces dernières années, c’était surtout vers les musulmans que se tournaient ses efforts. Il aimait à rappeler que, durant la guerre, au moment où ses condisciples français molestaient le petit juif qu’il était, ce furent ses camarades musulmans qui prirent sa défense. Depuis longtemps, il avait mesuré l’urgence d’une formation des imams dignes d’eux-mêmes et de la religion de paix qu’ils promeuvent ; depuis longtemps, il avait attiré l’attention sur le péril du terrorisme, alimenté par un islam mal compris. Las ! ses préconisations – un G8 ou un G20 des dignitaires religieux – restèrent alors sans lendemain.

Mais la paix, il y travaillait aussi à l’intérieur de la communauté – car enfin, reconnaissons-le, les dissensions domestiques ne manquent jamais. Non qu’il ne reconnût différentes sensibilités dans le judaïsme français, des libéraux aux orthodoxes ; mais il savait que certains problèmes – la condition des femmes, par exemple – exigeaient qu’on se mît autour d’une table et discutât de bonne foi tous ensemble : lui-même fut alors prêt à « faire 90 % du chemin avec les libéraux ». Une chose, que cette main tendue n’ait pas été saisie en son temps ; mais une autre, le fait même qu’elle ait été tendue, par un Grand-Rabbin de France, et par un Grand-Rabbin de France non enclin personnellement au judaïsme libéral ! Voilà qui doit être une leçon pour tous ceux qui, aujourd’hui, travaillent à ériger des murs au lieu de les abattre. Sa vision du Consistoire était rassembleuse, ni orthodoxe ni libérale : un judaïsme pour tous, sans préjugés orthopraxes ou orthodoxes, un judaïsme éloigné de toute surenchère et dans lequel chacun puisse trouver sa place.

On sait qu’un rabbin peut établir sa notoriété sur deux sources distinctes d’accréditation, une accréditation interne, jaillie du sein de la communauté, et une accréditation externe, émanant de l’extérieur. Le Grand-Rabbin Sirat cumulait les deux. Il jouissait incontestablement d’une immense popularité auprès de la communauté juive : son érudition hors de pair – son discours était émaillé de citations bibliques et rabbiniques, dont sa réserve l’empêchait de préciser les sources –, sa rigueur personnelle dans l’application des mitsvot, sa modestie enfin, tout interdisait qu’on lui disputât le moins du monde le magistère qu’il occupait si légitimement. Mais à ce crédit intérieur, s’ajoutait l’estime que lui portaient les interlocuteurs du monde non-juif : ses homologues des autres confessions, naturellement, mais aussi nombre de politiques, maires, ministres, Présidents de la République. Se refusant à exercer des « pressions », soucieux de ne point se mettre en porte-à-faux avec la discrétion que la « laïcité » exige des responsables religieux, il pensait néanmoins qu’une bonne idée, d’où qu’elle vînt, gagnait à être partagée, surtout quand elle favorisait l’intérêt collectif.

Qu’il soit permis de conclure ce trop bref hommage par un souvenir personnel. Il y a une quinzaine d’années, le Grand-Rabbin Sirat réunit, rue Lafayette, une poignée de jeunes juifs versés à la fois dans les disciplines profanes et religieuses. Nous en fûmes. L’objet de cette réunion surprit d’abord : il nous fallait, dit-il, prendre acte du danger que les activités humaines faisaient peser sur la planète, et, sans technophobie, élaborer « une pensée juive de l’écologie », « pour que nous ayons quelque chose à dire sur le sujet, avec nos textes et notre tradition ». Cet appel ne rencontra guère d’échos ; mais des années plus tard, tout incline à penser que le plus jeune de cette réunion, c’était lui. Sa clairvoyance s’exerça là comme elle s’était toujours exercée en toutes choses : il discernait dans le présent et dès le présent les lignes qui préfiguraient les lendemains ; mieux que quiconque, il percevait les sentiers qu’il fallait suivre. Visionnaire et inventif, il parlait depuis l’avenir. Il y avait du prophétisme dans cette intelligence-là.